La tectonique des mots: suprémacisme, alt-right, internationale blanche…
Le terme « white supremacy », dont l’usage remonterait à au moins 1824, désigne une forme de domination politique et sociale que les Blancs s’arrogeraient le droit d’imposer, si nécessaire par la violence, aux autres groupes ethniques. Dans les discours médiatique et intellectuel, l’épithète « suprémaciste » désigne des courants hétérogènes, du racisme anti-Noir des États américains du Sud, dont l’expression historique la plus infâme est le Klu Klux Klan, fondé au milieu des années 1860, à l’héritage fasciste et nazi dont se réclament différents groupuscules nationalistes et identitaires tant en Europe qu’outre-Atlantique.
Le vocabulaire progressiste a élargi et banalisé le champ d’application de « suprémaciste ». Le mot désigne désormais un racisme « systémique » qui serait pratiqué implicitement par tous les Blancs à l’égard de toutes les personnes « de couleur ». Cette dilution du terme vient des campus américains où, à partir des années 1980, on a vu se développer la critical race theory, ou « théorie critique de la race », qui prétend que tous les Blancs jouissent d’un statut privilégié, qui serait profondément inscrit dans les structures sociales, économiques et légales des nations modernes. Selon cet usage, un Klansman, un néonazi, Donald Trump et même un ouvrier blanc de gauche seraient tous des suprémacistes blancs.
L’alt-right adopte une forme d’identity politics (« politique identitaire »), calquée précisément sur celle des minorités ethniques et sexuelles…
À partir de 2008, un nouveau terme s’invite dans ce paysage sémantique déjà assez confus, « alt-right », dont la paternité est parfois attribuée à l’intellectuel américain Paul Gottfried. Mais le mot est surtout lancé par le militant d’extrême droite Richard B. Spencer, créateur du webzine Alternative Right, en 2010[tooltips content= »Paul Gottfried, « Don’t call me the “godfather” of those altright neo-nazis. I’m jewish », National Post, 17 avril2018 ; George Hawley, Making Sense of the Alt-Right, Columbia University Press, 2017″](1)[/tooltips]. L’alt-right désigne une nébuleuse de mouvements très variés qui partagent un même rejet du conservatisme de la droite traditionnelle. Largement constitués de militants jeunes, branchés sur les médias sociaux, adeptes de provocations en ligne voire de cyberharcèlement, ces mouvements pratiquent un radicalisme décomplexé qui se pose en ennemi absolu de tous les courants progressistes, du néoféminisme à la théorie du genre et, bien entendu, la critical race theory.
L’alt-right adopte une forme d’identity politics (« politique identitaire »), calquée précisément sur celle des minorités ethniques et sexuelles, pour défendre les valeurs et les besoins d’une « race blanche ». Elle déboule sur la scène médiatique en 2016, lors de la campagne présidentielle américaine, surtout grâce aux reportages de Breitbart News, dont Steve Bannon a été le président exécutif. Très pro-Trump, ces militants appartenant à des courants très disparates sont reniés par le Donald juste après son élection ; en août 2017, celui-ci se sépare également de Steve Bannon, qui avait été son conseiller à la Maison-Blanche.
Dans son nouveau livre documenté et référencé, Suprémacistes :l’enquête mondiale chez les gourous de la droite identitaire (Plon, 2020), l’universitaire Philippe-Joseph Salazar, philosophe et spécialiste de rhétorique politique, a interviewé un large éventail de ces penseurs américains ou européens que les médias présentent comme des « suprémacistes blancs » et qui, surtout, sont typiques de l’alt-right. Allant à leur rencontre chez eux, à Washington, Vienne ou Copenhague, il montre que, contrairement à ce qu’on pourrait supposer, beaucoup d’entre eux ne se réclament pas d’une prétendue supériorité de la race blanche qu’il faudrait imposer aux autres ethnies, mais d’une spécificité blanche qu’il serait vital de préserver. Ils sont en faveur d’un séparatisme entre les races, plutôt que de la suprématie de l’une d’entre elles par rapport aux autres. Refusant la voie du terrorisme, ils se distinguent des anciens nationalismes européens, confinés chacun dans les limites de son territoire national, repliés chacun sur une identité ethnique particulière. Ils aspirent à une identité extraterritoriale, regroupant tous les Blancs où qu’ils vivent, dans une véritable « internationale blanche ».
[1]. Paul Gottfried, « Don’t call me the “godfather” of those altright neo-nazis. I’m jewish », National Post, 17 avril2018 ; George Hawley, Making Sense of the Alt-Right, Columbia University Press, 2017.