« J’aime beaucoup ce que vous faites. » Si nous étions capables d’entendre ce qui est dit et de voir ce qui est montré, cette réplique, extraite de Superstar, film de Xavier Giannoli sorti fin août, serait déjà culte. C’est qu’elle est, en quelque sorte, le concentré d’une époque qui a érigé l’intransitivité en règle et la tautologie en art.
Dans ce monde sans pourquoi, on est amoureux ou révolté tout court : pas besoin de raison puisqu’on a toujours raison de se révolter. De même, Martin Kazinski, enfant de Joseph K. et d’Endemol, est célèbre sans que personne ne sache pourquoi, ni lui, ni les milliers d’anonymes qui se ruent sur lui avec leurs smartphones, ni les journalistes qui se l’arrachent, ni l’attachée de presse écervelée qui lui lance ce « J’aime beaucoup ce que vous faites » et n’a pas la moindre idée de ce à quoi elle fait référence − elle pourrait parler de son bœuf mironton aussi bien que de son interprétation d’un concerto de Mozart.[access capability= »lire_inedits »] Profitons-en pour saluer celle de Kad Merad, parfait dans ce rôle de John Doe du XXIe siècle − John Doe est L’Homme de la rue de Frank Capra, incarné par Gary Cooper.
Bien sûr, cette célébrité qui tombe sur la tête d’un inconnu comme la foudre ou une maladie paraît tellement absurde qu’on préfère penser qu’il s’agit d’une fable, voire d’une grossière caricature. Sauf qu’à y réfléchir, on n’est pas si loin de la réalité. On se rappelle les participants du premier « Loft Story », conviés à être eux-mêmes − et à n’être qu’eux-mêmes − sous le regard de leurs contemporains. Ils n’avaient rien de plus que vous et moi − et pour certains, plutôt moins −, n’avaient rien fait de remarquable ou d’extraordinaire qui justifiât l’intérêt des téléspectateurs[1. Gil Mihaely m’apprend que l’hébreu moderne a forgé un néologisme pour parler des « célébrités » : mefourstam est un mélange de mefoursam (« connu ») et de stam (« rien »). Cela signifie donc « connu pour rien ». On ne saurait mieux dire.]. La seule chose qui les distinguait du reste de l’humanité est qu’ils s’étaient volontairement placés sous la surveillance permanente d’une caméra : ils s’étaient même battus comme des chiens pour avoir le droit de s’offrir aux regards.
L’un d’eux, à peine sorti de cette maison de verre, eut cette phrase involontairement profonde : « C’est bon d’être célèbre ! » À aucun moment, il ne se demanda s’il avait mérité sa célébrité − sans doute fût-il alors arrivé à la conclusion de son imposture. Certes, on n’a pas attendu Giannoli pour savoir que, dans la vidéosphère, la hiérarchie de la notoriété n’a plus rien à voir avec celle du mérite et qu’une blonde volcanique a plus de chances de faire star que l’inventeur du vaccin contre le sida. Neil Armstrong, qui n’en manquait pas (de mérite), l’avait bien compris. Il refusa de signer des autographes à partir du moment où il comprit que sa signature avait une valeur marchande et ne manquait jamais de rappeler que la conquête de la lune avait été le résultat d’un gigantesque travail d’équipe. De fait, et cela n’enlève rien à son exploit, il y a quelque injustice dans le fait que seuls son nom et son visage soient restés dans l’Histoire, tandis que les ingénieurs qui l’y ont propulsé sont anonymes pour l’éternité. C’est ainsi : seul celui qui est passé à la télé demeure dans nos mémoires.
On peut s’étonner qu’à l’exception de Libération, qui a décrété que ce film était rien moins qu’« infâme », la presse ait plutôt bien accueilli Superstar, tout en passant largement à côté de ce qu’il nous dit. Paradoxalement, les confrères ont relevé et même largement approuvé la charge contre les médias, comme si les journalistes étaient désormais résignés à n’être que les Messieurs Loyal d’une société qui n’a rien à cacher parce qu’elle n’a rien à montrer.
Mais, au-delà des médias, ce dont nous parle Giannoli, c’est de nous, et même de toi, « hypocrite lecteur, − mon semblable, − mon frère ! », comme l’écrivait Baudelaire. Le personnage principal de Superstar, le vrai coupable de la disparition du réel, c’est le public qui se rue en meute sur la barbaque sanglante qu’on lui jette par écrans interposés et qu’il renvoie à son tour, agissant comme démultiplicateur de néant. Ainsi nos téléphones portables munis de connexions Internet sont-ils des armes de destruction massive de la vraie vie. C’est nous qui avons décidé que les êtres humains étaient désormais répartis en deux catégories : ceux qui sont connus et ceux qui ne le sont pas. Et non seulement il est idiot de chercher à savoir pourquoi et pour quoi les gens connus sont connus, mais il est carrément inconvenant de se demander de qui ils sont connus. Dans ce monde solipsiste où l’on n’existe que par le regard de l’autre, l’autre n’existe plus.[/access]
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