Salles de shoot : La Suisse tout schuss


Salles de shoot : La Suisse tout schuss

salle de shoot Bienne

Bienne, ville ouvrière de 55 000 habitants, abrite un centre de consommation de drogues dures, l’un des quinze que compte la Confédération helvétique, pionnière en ce domaine. Son nom : Cactus. Des règles strictes et un esprit de tolérance président au fonctionnement de cet endroit peu banal. Reportage au pays du pragmatisme tout puissant, alors que trois lieux semblables vont ouvrir prochainement en France à titre expérimental.

Lors de sa visite d’Etat en Suisse mi-avril, François Hollande, en quête de bonnes idées, s’est notamment rendu à l’Ecole polytechnique fédérale de Lausanne, fière vitrine de l’innovation scientifique et de la formation professionnelle made in Switzerland. Il ne s’est en revanche pas arrêté à Bienne. Il aurait pu faire un saut à la rue de Morat – Murtenstrasse, comme il est également indiqué dans cette ville bilingue de tradition horlogère, deuxième localité du canton de Berne avec 55 000 habitants, où l’on parle suisse-allemand et français avec l’accent des montagnes jurassiennes. Au numéro 68 de ladite rue, à l’aplomb du croisement de deux routes, du tram et du train, dans un cadre paradoxalement bucolique, se dresse une costaude maison bourgeoise, vieille de cent ans. Elle abrite un centre d’accueil pour toxicomanes.

salle de shoot Cactus Bienne

Crûment dit, une salle de shoot. Un président de la République française en déplacement à l’étranger ne saurait se compromettre dans un tel endroit, pense-t-on. Pourtant, un savoir-faire et une humanité sont à l’œuvre entre ces murs. Des compétences et qualités qui intéressent particulièrement la France au moment où trois salles plus ou moins semblables s’apprêtent à ouvrir, dans la douleur du dilemme et dans la nécessité d’agir, à Paris, Bordeaux et Strasbourg.

Permettre à des toxicodépendants de s’administrer des drogues dures dans un environnement garantissant une hygiène irréprochable, est-ce encourager la consommation de substances par ailleurs illicites ? La Suisse, qui compte une quinzaine de salles de shoot, la première d’entre elles ayant été inaugurée en 1986 à Berne, a d’une certaine manière répondu à cette interrogation. Les images de désolation en provenance du Letten, à Zurich, « la plus grande scène ouverte de la drogue dans le monde », évacuée en 1995, ont plaidé mieux que quiconque pour un dispositif prenant acte d’une rude réalité tout en se donnant les moyens d’y apporter des solutions. Les Romands sont en ce domaine plus réticents toutefois que leurs compatriotes alémaniques, Genève étant la seule ville pleinement francophone à héberger une telle structure, le Quai 9, appelée ainsi en raison de sa proximité avec la gare des trains, lieu de tous les brassages, de tous les échanges.

Simone Gremminger, 34 ans, est la jeune responsable du centre Cactus, le nom de la « salle de consommation de drogues » de la rue de Morat, à Bienne. De langue maternelle suisse allemande, elle parle français couramment. Avec son anneau à la narine gauche, ses piercings à l’oreille droite et sa frange courte en biseau, cette travailleuse sociale, accueillante et souriante, a un petit air grunge-punk, qui rappelle qu’en Suisse, singulièrement dans sa partie germanophone, la marge, s’il y a lieu de parler de marge pour un look devenu somme toute assez répandu, participe pour ainsi dire harmonieusement de la norme – nonobstant des accès de violence anticapitaliste, aussi soudains que localement dévastateurs.

Au demeurant, la véritable marginalité est ici dans l’existence de cette adresse pour « toxicos », située comme à Genève « derrière la gare », où l’on sniffe, inhale, se pique en toute légalité, dans un souci de santé et de sécurité publiques. Il s’agit de prévenir la transmission de maladies tels que le Sida ou l’hépatite C, dont les effets furent ravageurs dans les années 80 et 90, et d’éviter que les drogués ne se shootent dans la rue. Les politiques mises en œuvre par l’Etat fédéral et les cantons, salles de consommation comprises, ont permis de réduire en Suisse à « 10% le taux d’infection au VIH chez les 25 000 personnes dépendantes de drogues dures, à 30 ou 40% celui de l’hépatite C », indique le docteur Jean-Pierre Gervasoni, chef de clinique à Institut universitaire de médecine sociale et préventive du CHU du canton de Vaud, à Lausanne.

salle de shoot Cactus Suisse

Financé par le canton de Berne avec une participation de la mairie, qui met à disposition les locaux, le budget annuel de fonctionnement de Cactus à Bienne s’élève à 860 000 francs suisses, soit environ 825 000 euros. Créée en 2001, auparavant installée à l’étroit dans la vieille-ville et depuis quelques mois établie rue de Morat dans un environnement plus discret, l’association Cactus emploie dix personnes : pour moitié des travailleurs sociaux, pour l’autre des infirmiers, « l’équivalent de 6,8 temps pleins », précise Simone Gremminger, elle-même employée à 80%.

Quelque 400 toxicomanes (77% d’hommes, 23% de femmes) sont inscrits dans le fichier de l’association, cette inscription leur donnant droit aux prestations afférentes. Ce nombre a une valeur indicative et signifie que les encartés se sont présentés à la salle de shoot au moins une fois au cours des douze derniers mois. Tous sont astreints à un suivi médico-social, qui prend notamment la forme d’entretiens tous les six mois, à des dates plus rapprochées pour les 18-25 ans. La maison Cactus n’est qu’un des rouages de l’assistance aux drogués (au nombre d’un millier à Bienne et environs), qui comporte également des thérapies ambulatoires et de substitution, des séjours en cliniques de désintoxication, ainsi qu’une réinsertion par le travail et des placements en logements.

Ouverts du lundi au vendredi de 12h15 à 19h30, le samedi de 12h00 à 18h00, fermés le dimanche, ses locaux reçoivent quotidiennement une moyenne de 50 visites. Certains toxicomanes s’y rendent deux ou trois fois par jour pour y consommer leurs doses – jusqu’à dix injections de cocaïne en une seule journée pour un seul individu, « mais c’est exceptionnel », tempère Simone Gremminger. En dehors des heures d’ouverture, les drogués peuvent contre trois francs se procurer des seringues stérilisées à un distributeur placé sur un trottoir longeant l’une des façades extérieures du centre.

Seuls des toxicomanes peuvent pénétrer dans le périmètre de Cactus. Et parmi eux, seulement les membres recensés dans le fichier. Ils possèdent tous une carte gravée d’un code-barres qu’ils présentent au vigile à l’entrée, un employé de la mairie appartenant à une sorte de police municipale non armée, les SIP (Sécurité-Intervention-Prévention). La carte ayant pu être transmise à un non-adhérent, la photo de son titulaire apparaît sur l’écran de contrôle, qui renseigne plus complètement sur l’identité du visiteur. Cette formalité remplie, la porte-tourniquet, pareille à celles qu’on trouve dans des stades de football, est débloquée.

L’impétrant se trouve alors dans une cour goudronnée, où un vieil arbre au tronc noueux joue les totems. Cette cour est à la fois un passage obligé pour accéder aux locaux proprement dits et un lieu de rencontre pour les usagers. Elle comprend une partie abritée, arrangée de tables hautes comme au bistrot autour desquelles on se tient debout, de chaises et d’un sofa hors d’âge. Les problèmes d’alcoolisme ne sont pas rares chez les toxicomanes. La bière, apportée par les usagers, est l’unique boisson alcoolisée autorisée dans l’enceinte du centre et uniquement dans la cour. Le beau temps est propice à des moments de convivialité, à l’abri des regards curieux ou réprobateurs.

salle de shoot Cactus Bienne

Le vigile, lui, garde l’œil toujours ouvert. Il est formellement interdit de se droguer dans la cour, mais on peut y rester autant que l’on veut durant les heures d’ouverture et vider là des canettes de bière, dans une modération supposée bien comprise. « Une à deux fois par semaine, la police cantonale (police et justice sont en Suisse du ressort des cantons, ndlr) vient effectuer un contrôle, sans entrer toutefois dans la maison, sauf à notre demande », explique Simone Gremminger.

Le « parcours de shoot » obéit à des règles très strictes. Le rez-de-chaussée de la maison, où règne une forte odeur de désinfectant, ouvre sur plusieurs pièces parquetées de bois clair. Deux d’entre elles sont dévolues à la prise de drogues : l’une est réservée aux injections par seringue, l’autre, à l’inhalation (poudre chauffée) et au sniff (poudre non chauffée). Une troisième fait office d’infirmerie. Cette dernière, dans laquelle un récent exemplaire de Charlie Hebdo, lors de notre passage, fin avril, s’offre à la lecture, posé sur le rebord de la fenêtre, est équipée de tout le matériel d’urgence qu’il faut. Et notamment d’une bouteille d’oxygène destinée à la réanimation d’un individu en situation de « détresse respiratoire » après un shoot d’héroïne accompagné de complications. L’étage supérieur est celui du personnel uniquement, qui s’y réunit « pour faire le point » ou se restaurer dans le coin-cuisine.

salle de shoot Cactus Bienne

Les toxicomanes viennent munis de leur(s) dose(s), achetée(s) à des dealers hors les murs de Cactus. Seul un « deal de fourmi », selon l’expression de la directrice, entre toxicomanes, est permis dans la cour, mais son volume ne doit pas dépasser l’équivalent d’une ou deux prises. Le but étant de rapprocher le plus possible le lieu d’achat du lieu de consommation, afin que les personnes en manque ne fassent pas leur « affaire » à l’extérieur. Si ce trafic « intramuros » est toléré par les pouvoirs publics, celui se déroulant « dans la nature » est réprimé par la loi et peut valoir des peines de prison à ceux qui s’y livrent, toxicomanes inclus.

Au centre Cactus, c’est un peu comme à l’hôpital ou à la Sécu : avant de rejoindre l’une des deux pièces dédiées à la consommation de drogues, chacun prend un ticket et attend son tour. La « box flash » d’héroïne coûte trois francs au « client ». « C’est un peu cher, on devrait bientôt pouvoir baisser le prix à deux francs », annonce Simone Gremminger – les préservatifs à disposition au comptoir proche de l’entrée sont quant à eux gratuits. Le « kit d’héro » est constitué des éléments suivants : une seringue, une aiguille, de l’eau stérilisée, de l’ascorbine pour diluer l’héroïne, un tampon d’alcool pour nettoyer la zone à piquer (veines des bras ou des jambes), un tampon sec pour désinfecter la plaie.

salle de shoot Cactus Bienne

Un membre du personnel se trouve en permanence dans la salle d’injection pour s’assurer que toutes les étapes sont bien suivies, à commencer par le lavage des mains, préalable aux manipulations ultérieures. Celles et ceux qui se piquent aux jambes se placent derrière un paravent pour préserver leur pudeur, les autres s’assoient à une longue table en inox, le centre fournissant les garrots. Préparés à l’avance, dûment alignés sur une plaque, des sparadraps imprégnés d’une pommade antiseptique, attendent leurs destinataires au terme du parcours. Le temps passé dans la salle d’injection ne doit pas excéder trente minutes.

salle de shoot Cactus Bienne

A l’accueil, les toxicomanes peuvent boire un café et même, s’ils le souhaitent, donner un coup de main au personnel, en tenant la cafète ou en faisant la vaisselle. C’est payé dix francs de l’heure et cela permet aux plus désocialisés de se sentir utiles, voir d’entamer un processus de réinsertion, aussi long qu’aléatoire.

Eduardo (prénom modifié) a les yeux rougis. Simone Gremminger lui a demandé s’il était d’accord pour parler à un journaliste. Il a accepté. Le voici à l’étage, dans le coin-cuisine, après un shoot. « J’ai 48 ans, ça fait 20 ans que je me drogue, dit-il en français. Je viens au centre faire ma petite fumette. » Eduardo est un consommateur d’héroïne, il ne se pique pas, il inhale. « Quand Cactus n’existait pas encore, on allait se droguer en cachette dans les toilettes du Cardinal, un café derrière l’église. Ce café, c’était un peu le lieu de rendez-vous des toxicomanes. Depuis qu’il y a Cactus, on est attentionné avec nous. Les gens de l’association ne sont pas là pour nous faire la morale, nous dire « arrête de fumer, arrête de te shooter ». Moi, je me drogue une fois par jour. La poudre est de bonne qualité, c’était moins le cas il y a quelques années. Les dealers, je les connais. La police ne m’a jamais fait d’histoires. »

Marié, père d’une fille, Eduardo travaille en usine où il fait les « trois-huit ». « La boîte ne sait pas que je me drogue, mes collègues ne se rendent compte de rien, ma femme non plus, je crois, raconte-t-il. Ma fille se doute peut-être de quelque chose. Mais j’arrive à gérer. Le week-end, je le passe souvent en famille. » Cet homme originaire d’Espagne économise « par-ci, par-là » les « vingt à trente francs » que lui coûte sa dose quotidienne et s’arrange pour que son épouse ne s’aperçoive pas de son stratagème. L’été, où qu’il passe ses vacances, il n’a pas de mal à trouver de l’héroïne. Quand il est en manque, il a froid, transpire, éternue, son nez coule. Bientôt deux heures de l’après-midi, Eduardo s’apprête à rejoindre son lieu de travail.

A l’exécutif de la Ville de Bienne, l’interlocuteur de Cactus se nomme Beat Feurer. Il est en charge de l’action sociale et de la sécurité. C’est un élu du parti populiste Union démocratique du centre, une formation peu réceptive à l’esprit des salles de shoot. Mais Beat Feurer fait visiblement exception. « Je suis une personne pragmatique, dit-il. Si je suis favorable à une politique restrictive en matière de drogues, je pense toutefois qu’il vaut mieux rassembler les toxicomanes en un lieu connu plutôt que de les laisser dans l’espace public. C’est notamment pour cette raison que nous autorisons un micro-deal dans la cour de Cactus. »

Alors que la police, à la demande de voisins importunés, patrouillait quotidiennement aux abords de la salle de shoot lorsque celle-ci se trouvait dans la vieille-ville, ses apparitions sont plus rares depuis que l’association a déménagé rue de Morat. « Nous n’avons eu jusqu’ici aucune réclamation du voisinage », affirme Beat Feurer. L’adjoint à l’action sociale et Simone Gremminger se seraient-ils donné le mot ? Aucune plainte non plus à signaler de son côté, assure-t-elle. Au contraire, rapporte la jeune femme : « Une dame âgée, habitante du quartier, nous a offert des fleurs pour nous souhaiter la bienvenue. C’était chou. »

Dans cinq ou six ans, l’ancienne maison de maître qui héberge la salle de shoot sera détruite, cet emplacement se trouvant dans l’axe d’une future voie routière souterraine. Nouveau rempotage en vue pour Cactus.

*Photos : Antoine Menusier.



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