Quel roman met en scène l’Empereur François-Joseph, Lénine, Staline, Einstein et Mussolini ? Je n’en connais qu’un seul : Suicide (éditions des Syrtes, 2017), de l’écrivain soviétique exilé aux Etats-Unis Mark Aldanov (1886-1957). Pour les cent ans de la Révolution russe, les Editions des Syrtes ont eu la riche idée de publier une traduction inédite de cette grande saga sortie en anglais à titre posthume en 1958.
Portrait de Lénine en être humain
Comme son titre l’indique, Suicide dresse l’acte de décès de la civilisation européenne, qui se fera hara-kiri en 1914 avec l’attentat de Sarajevo qui servira de prétexte au déclenchement de la Première guerre mondiale et redoublera en effet les ambitions révolutionnaires du mouvement bolchévique ?
Bien avant le début du conflit mondial et la prise du palais d’Hiver, l’intrigue de Suicide démarre en 1904, au congrès social-démocrate de Bruxelles. En exil, un certain Oulianov dit Lénine cherche à marginaliser mencheviks et autres marxistes orthodoxes pour devenir seul maître à bord du vaisseau révolutionnaire.
Aldanov brosse un portrait tout en nuances du futur maître de la Russie, tout entier absorbé par la cause du peuple, du moins de sa petite fraction acquise aux bolchéviques. Ni Dieu, ni maître, ni maîtresse, si ce n’est quelques amours déçues que sa fidèle épouse, la vestale rouge Kroupskaïa, tolère en marge des congrès.
Sans tomber dans le cliché du tyran sans foi ni lieu, Suicide montre un Lénine aussi grossier philosophe qu’habile rhéteur, un professionnel de la révolution qui n’élimine jamais gratuitement, dénigre ses opposants de l’intérieur avant de les réhabiliter en fonction de ses intérêts. Aldanov l’écrit sans détours : « il se fichait du bonheur de l’humanité comme de la dernière pluie ! Tout ce qui l’intéressait, c’était de résoudre des problèmes, de faire de l’algèbre politique ». Considérant les personnes comme des statistiques, l’idéologie froide produit des monstres froids…
Fanatiques contre sceptiques
Mêlant grande et petite histoire, Aldanov invente le personnage de Liouda, servante dévouée au Parti, ne jurant que par Lénine. En concubinage avec le scientifique frustré Arkadi Reichel, Liouda consacre les maigres revenus du ménage à son combat partisan. Amoureuse de la Révolution, sinon de son compagnon, la simple et généreuse Liouda se montre inaccessible à la raison, du moins tant que le mouvement bolchévique ne verse pas dans la violence gratuite. Le couple improbable qu’elle forme avec Reichel ne survit pas longtemps à leurs perpétuelles prises de bec. Si Liouda tient de la candide endoctrinée, Reichel sombre dans un scepticisme à tout crin qui en est l’exacte négation. « Il avait toujours cherché un moyen de se tenir à l’écart de la vie ; il y était parvenu en élaborant diverses « conceptions du monde », tantôt celle d’un scientifique anachorète, tantôt celle d’un sceptique, tantôt celle d’un ultraréactionnaire. Aujourd’hui, il était à la recherche de quelque chose de nouveau encore » comme nombre d’intellectuels précaires à la fin du tsarisme.
C’est uniquement grâce aux subsides de son cousin industriel Dimitri Lastotchkine que Reichel parvient à joindre les deux bouts. En quête d’un laboratoire, il ronge son frein en attendant un coup de pouce du destin, jusqu’ici si favorable à Dimitri et sa femme juive Tatiana. Un couple idéal, amoureux, dont le seul malheur réside dans l’absence d’enfants, pure incarnation des élites libérales qui croyaient leur heure venue en 1905 puis en février 1917. A moins que la roue de l’histoire ne les broie…
Les années les plus sanglantes de l’histoire
De la galerie de personnages d’Aldanov, on pourrait tirer un panthéon vivant : le révolutionnaire caucasien Djamboul, compagnon de route Lénine devenu vieux poussah bigame, y disputerait la vedette au nihiliste machiavélien Mussolini, le jeune bandit géorgien Koba (le futur Staline) y susciterait la méfiance de Lénine agonisant.
Mais avant de casser sa pipe, l’auteur de Que faire? a eu la satisfaction de voir son rêve devenir réalité. Sans grande illusion sur les résultats immédiats de la Révolution, ni le sort du prolétariat au nom duquel il prétendait gouverner, Lénine ployait sous les migraines. De son joug tyrannique, Aldanov ne déduit aucune conclusion hâtive, bien que « la révolution d’Octobre fut suivie des années les plus sanglantes de l’histoire mondiale. Mais, en soi, le 25 octobre fut effectivement « une grande journée sans effusion de sang » : des révolutions comme celles-là, l’histoire n’en connaît en effet pas d’autre. »
Adieu aux grands empires, place aux impérialismes
Dans le grand fatras de sociaux-révolutionnaires, de libéraux, de menchéviks et anarchistes que comptait la Russie de 1917, un petit groupe d’hommes déterminés a su tirer parti du chaos ambiant, bénéficiant du ralliement de l’état-major militaire las d’un régime tsariste essoufflé. Les meilleurs œuvres d’historiens n’épuisent pas l’extraordinaire potentiel romanesque d’une époque de transition entre deux mondes : les grandes dynasties (Habsbourg, Hohenzollern, Romanov) qui ont fait l’Europe de Metternich et les jeunes nations (URSS, Etats-Unis) de l’âge des masses.
Ainsi Aldanov ironise-t-il sur les images d’Epinal de l’ouvrier et de la kolkhozienne. Certes, « de telles gens ont réellement pris part aux événements d’Octobre (…) Immensément plus important devrait être un personnage simple, assez ingrat, qui serait représenté sous toutes les formes possibles : ce personnage, c’est celui du soldat qui ne souhaite plus faire la guerre. » Quelques mois après Octobre rouge, la signature de la paix séparée de Brest-Litovsk soulage momentanément la soldatesque russe, que Trotski s’apprête à soviétiser et épurer.
Truffé de portraits malicieux, Suicide provoque ricanement, émotion et stupéfaction. Parfois sur la même page. Un roman-fleuve que les plus chanceux liront dans le Transsibérien ou en sillonnant ce qui reste de la vieille Europe. Dans un wagon plombé.
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