L’eau est un bien commun mais elle n’est pas gratuite. Et elle pourrait même coûter de plus en plus cher en France.
La place de Paris a connu ces derniers mois un psychodrame dont elle a le secret : l’affrontement des titans de l’eau, des déchets et de l’énergie, Véolia et Suez, lointains héritiers des mythiques Générale des Eaux et Lyonnaise des Eaux. Stars des décennies 80/90, elles pouvaient en ces temps révolus contribuer au train de vie de tout ce que la France connaissait comme entités partisanes, petite ou grande. Une forme de lubrifiant dans les rouages de notre démocratie.
Les temps ont changé. Greta Thurnberg a placé au rang d’une nouvelle religion planétaire les services à l’environnement. Véolia et Suez figurent chacun parmi les leaders mondiaux de l’eau et des déchets, dans un marché très peu concentré et en pleine expansion. Il était inéluctable que la course à la taille pousse au rapprochement de nos deux protagonistes :
Véolia : 27 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 179 000 salariés,
Suez : 18 milliards d‘euros de chiffre d’affaires, 89 000 salariés.
Une bataille homérique
Malheureusement pour Suez, son actionnaire de référence, Engie, a besoin de liquidités pour accélérer son développement. Il décide de céder sa participation fin 2020 à Véolia, au grand dam de l’Etat, pourtant principal actionnaire d’Engie. Cela ne se fait pas en France. Engie vend néanmoins sa participation, en fait discrètement soutenu par l’Elysée malgré la prudente réserve du ministre de l’économie.
OPA, pilule empoisonnée sous forme de fondation hollandaise, manœuvres multiples, batailles devant les prétoires : il ne fait pas de doute que des ouvrages bien informés sur l’opération vont fleurir dans les mois qui viennent pour retracer cette épopée.
A l’arrivée, Véolia gagne son pari en reprenant l’essentiel des activités internationales de Suez tandis que Suez sauve les apparences en conservant sa position oligopolistique en France avec quelques appendices internationaux. La victoire est claire : 37 milliards de chiffre d’affaires pour Véolia, 7 milliards pour Suez in fine.
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Les Français sont-ils lésés dans cette opération? Pas forcément. La question de fond sera de constater si oui ou non, une concurrence de bon aloi subsistera dans les prestations de service à l’environnement, l’eau et les déchets, au niveau des collectivités locales françaises. Etant observé que celles-ci ont toujours la possibilité d’exercer leurs compétences institutionnelles en régie.
La question qui se pose est de savoir si l’émergence d’un seul leader français à l’international dans le secteur de l’environnement, Véolia en l’occurrence, créera une dynamique positive ou, au contraire, réduira la projection française globale. Sur un marché mondial de 1 400 milliards d’euros, Véolia représentera moins de 5 % du marché. Alors, comme l’annonce le plan stratégique de Véolia, les synergies « 2×2 = 4 » plutôt que « 1+1 = 2 » vont-elles fonctionner? C’est en fait probablement et avant tout, une question d’exécution dont la réponse ne sera connue que dans quelques années.
10 millions d’euros pour six jours de travail
Au-delà de ces considérations industrielles et stratégiques, la petite histoire retiendra l’intervention du président d’honneur à la fois du vendeur, Engie, et de la cible, Suez, Gérard Mestrallet, choisi comme médiateur dans une affaire qui était bloquée de toute part.
Gérard Mestrallet, 72 ans aux prunes, a réglé l’affaire en six jours. Il devrait ainsi recevoir 10 millions d’euros de commission pour cette médiation au titre de la start up Equanim. Sauf si ces honoraires sont réduits après coup, pour cause de bronca sur la place de Paris (Mestrallet est aussi président de Paris Europlace, représentant les milieux économico-financiers pour l’attractivité de la place).
Belle commission, surtout pour quelques jours de travail. Mais ne soyons pas bégueules : Gérard Mestrallet navigue dans les sphères de l’entre-soi français depuis quatre décennies avec quelques beaux succès et une belle durabilité. Estampillé X 68 et ENA 78, il sort au Trésor, le vrai lieu du pouvoir économique et financier au sein de l’Etat français. Quelques brillantes positions en cabinet ministériel, un pantouflage dans les fleurons du capitalisme français et belge, une bonne capacité à gérer le complexe et l’industriel comme tout bon ingénieur. La voie classique en quelque sorte pour les âmes bien nées.
L’entre-soi français dans sa forme la plus aboutie
Cette affaire souligne l’ensemble des problématiques qui font que l’élite française a globalement failli depuis quatre décennies, remarque qui n’a pas vocation à jeter l’opprobre sur ceux qui ont su résister aux sirènes de la renommée et de l’argent facile. Ils sont heureusement nombreux, restent exemplaires et appellent, mezzo voce, à un sursaut français.
En premier lieu, seule une toute petite communauté de dirigeants français présentent la surface personnelle ainsi qu’une profondeur de réseaux publics et privés pour imposer des solutions acceptables par tous dans les opérations sensibles à un niveau national et international. Gérard Mestrallet en fait partie. Et ce, indépendamment des voies usuelles de résolution des conflits pour le commun des mortels (tribunal de commerce, tribunal correctionnel, arbitrage international).
En second lieu, l’affaire Suez/Véolia réunit tous les ingrédients d’une tragédie économico-financière française avec des traits dignes d’une comédie boulevardière d’Octave Mirbeau. Deux leaders mondiaux français de taille comparable. Un ministre de l’économie et des finances, auréolé de sa bonne gestion de la pandémie et se voulant au-dessus de la mêlée dans la résolution des affaires. Il tente de faire que les protagonistes de l’affaire trouvent une sortie par le haut, via la médiation de son fidèle directeur général du Trésor, mais sans grand succès. L’Etat n’est plus ce qu’il était. Des collectivités locales, qui ont dealé soit avec Suez, soit avec Véolia, soit qui ont décidé de placer leurs gestions en régie pour éviter les potentielles prédations privées. Le ban et l’arrière-ban de tout ce qui compte à Paris de banques d’affaires, avocats, fonds d’investissement, français ou anglo-saxons, et communicants, avec des perspectives d’honoraires proportionnels à la valeur des actifs convoités (autour de 10 milliards d’euros; à titre indicatif et pour être précis, 2 % de 10 milliards d’euros égalent 200 millions d’euros…). On dit que Jean-Marie Messier, autre X/ENA, lui ancien président de la Générale des Eaux, récupèrerait 22 millions d’euros pour ses bons et loyaux services mais pour neuf mois de travail : à l’heure travaillée, Jean-Marie Messier (de droite) est un gagne-petit par rapport à Gérard Mestrallet (de gauche) ! Cela ne nous rajeunit pas, ce bon vieux duel des années quatre-vingt-dix entre la Générale des Eaux (devenue Véolia) et la Lyonnaise des Eaux (devenue Suez).
En troisième lieu, Equanim, la start-up dédiée à la médiation, interpelle. Ses parrains sont prestigieux : Maurice Lévy, ancien président de Publicis, bon pied, bon œil; Bernard Cazeneuve, ancien premier ministre de François Hollande; Enrico Letta, ancien président du conseil des ministres italien; Henri de Castries, ancien président d’AXA, pilier de la campagne présidentielle de François Fillon, accessoirement HEC et major de l’ENA, ancien inspecteur des finances (comme le président, mais en plus compétent sur le plan de l’économie), actuel président du Groupe Bildenberg (partie prenante de la Trilatérale dont le responsable pour l’Europe est le très respecté Jean-Claude Trichet, ancien directeur du Trésor français et second président de la Banque centrale européenne). Castries aurait été un excellent directeur du Trésor si la gauche n’avait pas été à la barre à l’époque de sa potentielle nomination. Les opérationnels d’Equanim sont prestigieux, et en particulier Mathias Feckl, franco-allemand, normalien et énarque, ancien ministre de l’Intérieur de François Hollande, sympathique garçon, socialiste non sectaire pour tous ceux qui l’ont croisé et enfin, chroniqueur au quotidien libéral L’Opinion. Il s’agit de promouvoir une entité privée en mesure de catalyser des accords entre entreprises, dans des délais courts et dans la plus totale confidentialité, une médiation non juridictionnelle, non publique, plus rapide et plus efficace. Compte tenu des procédures et des délais juridictionnels classiques, et la justice arbitrale n’y échappe pas, on peut comprendre l’intérêt du positionnement d’Equanim. C’est une forme de modernité.
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Ainsi, Gérard Mestrallet a en quelques jours permis de rapprocher les positions de deux clans irréconciliables, comme l’on dit des gauches et des droites, mais là, il s’agit du monde des affaires, c’est plus sérieux. Et c’est vrai. Le calumet de la paix s’est organisé autour d’une répartition des territoires : à Suez, la France; à Véolia, l’international. Les apparences sont sauves. Véolia paye 1,6 milliards d’euros de plus son acquisition, permettant à Engie d’empocher un complément de 600 millions d’euros. Cela reste consistant même si Suez est ramenée au territoire hexagonal avec quelques appendices internationaux. Le contrôle de Suez est organisé entre un fonds d’infrastructure (Meridian) proche du président, un fonds américain (GIP) et la très peu napoléonienne Caisse des dépôts (créée en 1816 sous la protection directe du Parlement, et non de l’exécutif, pour donner confiance aux Français dans la dette publique et son remboursement en bon ordre, après le gouffre des guerres impériales). Il serait intéressant de connaître pourquoi le fonds d’origine française, Ardian (plus de 80 milliards d’euros d’actifs sous gestion), a finalement quitté le consortium de reprise de Suez. Tout le monde se connaît : sa dirigeante est une ancienne d’AXA, une des premières femmes sorties de l’X, qui a pris son envol – et son indépendance fastueuse – sous les auspices de son président de l’époque, Henri de Castries.
Un enjeu de transformation pour la place de Paris
Conflits d’intérêt croisés, mobilisation de l’ensemble des réseaux de pouvoir français, trahisons multiples, psychodrames institutionnels, clivages et compromis droite/gauche, salariés spectateurs impuissants de leur destin : tout y est.
Ainsi va la France. Le bon peuple aimera en tout état de cause savoir où atterriront les 10 000 000 € de Gérard Mestrallet. Et si la place de Paris ne se ressaisit pas, les Gilets jaunes ont de beaux jours devant eux.
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