Pour des commentateurs des deux côtés de la Manche, le limogeage de Suella Braverman, suivi du refus de la Cour suprême britannique d’approuver l’expulsion de migrants clandestins vers le Rwanda, marquent la fin d’une parenthèse « populiste » dans la vie politique britannique. Certains s’en réjouissent, d’autres s’en lamentent. En réalité, aucun chef de parti sérieux ne pourra ignorer les nombreux électeurs qui se retrouvaient dans les discours cash de l’ancienne ministre de l’Intérieur.
Une mauvaise semaine pour Rishi Sunak. Lundi, il est contraint de limoger sa ministre de l’Intérieur ; mercredi, il est obligé d’écouter le président de la Cour suprême britannique qui annonce que, par un verdict unanime, les cinq juges désapprouvent le projet gouvernemental consistant à envoyer au Rwanda un certain nombre de migrants clandestins pour décourager d’autres à fouler le sol anglais. La gauche – la modérée et l’extrême – ainsi que les centristes les plus mous, ont salué les deux événements, y voyant le triomphe à la fois de la raison et du cœur après les années de populisme inaugurées par le référendum sur le Brexit. Est-ce donc la fin de la ligne dure sur l’immigration, sur le wokisme et sur les manifestations propalestiniennes qu’incarnait Suella Braverman ? Est-ce la fin du grand projet rwandais des Conservateurs qui espéraient mettre fin à l’immigration clandestine, surtout celle qui, rendue possible par les trafiquants humains, sévit dans la Manche ? Plus généralement, est-ce la fin du populisme à la Boris Johnson, signalée par le coming out de Sunak comme centrist dad (« gentil papa centriste »), c’est-à-dire comme conservateur modéré, pondéré et timoré ? Ce n’est pas sûr. Certes, le retour au gouvernement en tant que ministre des Affaires étrangères de David Cameron, le Premier ministre qui a démissionné au lendemain du référendum de 2016 et suite à l’échec de sa campagne pour rester dans l’UE, semble indiquer que le gouvernement de Sunak adoptera désormais des positions plus consensuelles. Et il est indéniable que Cameron représente le conservatisme prudent des années 2010 à 2016, un conservatisme « pré-johnsonien ». Mais sa résurrection miraculeuse a plus pour fonction de concilier les wets, les modérés du Parti, que d’enterrer les politiques qui ont conduit au succès électoral de BoJo en 2019.
Sunak craignait pour son autorité
Personne ne peut nier que Suella Braverman a incarné les tendances anti-immigrationiste, anti-woke et anti-islamiste avec talent et fougue. En octobre 2022, devant la Chambre des Communes, elle a qualifié d’« invasion » l’arrivée en masse de migrants par la Manche – presque 48 000 cette année-là. Le mot a scandalisé les élus de gauche et les ONG mais exprime parfaitement le sentiment d’une majorité des électeurs britanniques. Fille d’immigrants d’ascendance indienne, elle a bien compris la différence entre l’immigration légale de la période des années 60, quand ses parents sont arrivés en Angleterre, et l’immigration largement incontrôlée d’aujourd’hui. Au mois d’octobre cette année, elle a fait un tabac au congrès du Parti en faisant référence à une métaphore utilisée par Harold Macmillan, le Premier ministre de 1957 à 1963, pour caractériser ces années de fin d’empire : « les vents de changement » (the winds of change). Pour Braverman, les déplacements de population de cette époque ne représentent qu’une « brise » en comparaison de l’« ouragan » qui fonce sur nous actuellement. Encore une fois, le mot a choqué mais cette avocate a su très bien souligner le décalage entre les outils juridiques et les institutions créés pour répondre aux défis de l’après-guerre et notre situation présente, dominée par de vastes transhumances planétaires. Ardente défenseuse du projet rwandais, elle a dénoncé, en septembre, le dogme du multiculturalisme qu’elle a accusé de miner la stabilité et la sécurité des démocraties occidentales. L’horreur des éditorialistes de gauche n’a pas connu de limites, bien que David Cameron et même Angela Merkel aient déclaré, il y a une dizaine d’années, que le multiculturalisme avait été un échec. Farouche adversaire des prétentions des trans et non-binaires à changer de genre légalement par une simple auto-déclaration, elle n’a pas caché sa méfiance des wokistes, ces bobos « mangeurs de tofu », selon ses propres mots. Méfiance qu’elle partage avec le prolétariat et les classes moyennes inférieures. Elle a encore attiré les foudres des esprits délicats en qualifiant les manifestations propalestiniennes depuis le 7 octobre de « marches de la haine ». Ses adversaires ont objecté que seule une minorité est responsable d’actes antisémites et de violences. Combien de crimes d’incitation à la haine, combien de profanations de monuments nationaux faut-il avant que l’interdiction d’événements pareils ne s’impose ? C’est là, cependant, qu’elle a été amenée à traverser une ligne rouge. Frustrée par l’indulgence de la police à l’égard des manifestants, elle a critiqué la hiérarchie des forces de l’ordre de plus en plus ouvertement. Un comble a été atteint le 13 novembre, quand elle a publié un texte dans The Times accusant la police de Londres d’être sévère avec les manifestants de droite mais laxiste avec ceux de gauche. (Autrement dit, le régime alimentaire de la police contiendrait trop de tofu). Son texte a été publié dans le journal sans prendre en compte les modifications proposées par le bureau du Premier ministre. Face à cette défiance, Sunak n’avait pas le choix : il a dû la virer pour préserver son autorité.
Pourtant, les positions de ce dernier et celles de son ancienne collègue ne sont pas très éloignées les unes des autres. Le limogeage était surtout une question de discipline. En toute probabilité, la tendance de Braverman à ruer dans les brancards représentait une façon de se positionner comme chef du Parti conservateur après la probable défaite aux prochaines élections générales. Il lui était donc nécessaire de se différencier par rapport à Sunak, le chef actuel. C’est ainsi que son départ du gouvernement ne veut nullement dire qu’elle quitte la scène de manière définitive, ni que ce qu’elle représente soit battu en brèche – loin de là. Au lendemain de son limogeage, elle a publié une lettre ultra-caustique où elle accuse son ancien chef de pusillanimité. Selon elle, Sunak n’aurait pas tenu ses engagements concernant l’immigration et n’aurait pas écouté son ex-ministre de l’Intérieur quand elle l’assurait que, pour mettre fin à l’immigration illégale, il fallait dénoncer la Convention européenne des droits de l’homme, mettre fin à l’influence de la Cour européenne des droits de l’homme et modifier tous les textes de loi britanniques qui permettent aux tribunaux de contrecarrer les décisions des législateurs. La lettre est autant un résumé plus ou moins juste de la situation que le début d’une éventuelle campagne pour succéder un jour à Sunak. Pour l’instant, la position de ce dernier est sûre. Personne de vraiment ambitieux ne veut sa place quand, après 13 ans au pouvoir, le Parti conservateur semble destiné à être vaincu par les Travaillistes de Starmer qui attendent leur chance depuis si longtemps. Un vague mouvement a été lancé suite à son remaniement lundi 13 novembre pour destituer le leader actuel mais, après les cas de May, de Johnson et de Truss, le Parti n’a pas d’appétit pour un nouveau lynchage de chef – et l’électorat encore moins.
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Quelles seront les conséquences du verdict de la Cour suprême, tombé le matin du 15 novembre ? Rappelons brièvement les faits. Inspiré par un projet conçu par le Danemark mais non réalisé par lui, le gouvernement de Boris Johnson lance, en avril 2022, un programme expérimental de cinq ans en partenariat avec le Rwanda. Il s’agit d’expulser vers ce pays un certain nombre de migrants entrés sur le sol britannique de manière illégale. Une fois là-bas, ils peuvent demander l’asile à ce pays et y rester ou se tourner vers n’importe quel autre pays de leur choix qui soit prêt à les accepter. Ils ne peuvent en aucun cas revenir au Royaume Uni. Si le nombre des expulsés est nécessairement limité par des contraintes logistiques, l’objectif reste de créer une forme de disuasion : si vous venez au Royaume Uni illégalement, vous risquez de finir au Rwanda. Craignant peut-être un vote négatif, le gouvernement n’a pas soumis ce projet au Parlement de Westminster, il a simplement signé un protocole d’accord avec les Rwandais. Les premiers candidats à l’expulsion ont fait appel avec le soutien des ONG, mais la Haute Cour de Londres a approuvé l’action du gouvernement dans la mesure où il pourrait être confirmé que les expulsés ne courent aucun risque au Rwanda. En juin 2022, un premier avion est donc prêt à décoller pour Kigali quand, à la onzième heure, la CEDH ordonne l’annulation du vol en stipulant que la question de la sûreté du Rwanda pour les migrants doit être réglée avant qu’on les y transporte. Ainsi commence une longue bataille judiciaire qui vient de se terminer. Le verdict de la Cour suprême n’est pas la simple transposition de quelque décret de Strasbourg. Les juges n’ont pas dénoncé le principe d’envoyer des « réfugiés » clandestins dans un pays étranger. Pourtant, ils ont décidé que l’action du gouvernement est non pas illégale, mais « unlawful », c’est-à-dire « pas conforme à la loi ». Prenant en compte la déposition du Haut Commissariat aux réfugiés de l’ONU, qui a cité les résultats de l’accord entre le Rwanda et Israel entre 2013 et 2018, la Cour suprême a décidé que le Rwanda n’était pas un pays sûr. Cela veut dire qu’il y avait un risque que les gens qui y étaient expulsés soient renvoyés dans leur pays de départ. Un tel résultat serait contraire au principe de « non refoulement » qui est inscrit dans le droit international ainsi que dans des textes britanniques. Fin de partie ?
Tracasseries
Face à l’annonce, Sunak a réagi de manière pugnace. Donnant une conférence de presse en fin d’après-midi le jour de l’annonce, derrière un lutrin sur lequel on pouvait lire « Stop the boats » (« Arrêtez les bateaux » – ceux de la Manche, bien entendu), il a annoncé que son gouvernement allait riposter. D’abord, par un traité avec le Rwanda – pas un protocole – qui obligera ce pays à n’expulser aucun demandeur d’asile en provenance du Royaume Uni vers son pays d’origine. Ensuite, son gouvernement va prendre des mesures législatives pour empêcher Strasbourg et la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que les tribunaux britanniques, de contrecarrer la volonté de l’exécutif britannique. Il est vrai que, sous Johnson, en juin 2022, le gouvernement avait lancé un projet de loi pour créer une sorte de convention des droits britannique afin de limiter l’influence de la CEDH. Ce projet a été abandonné un an plus tard, mais entretemps le gouvernement avait fait voter une nouvelle Loi sur la migration illégale. Cette dernière oblige le ministre de l’Intérieur à expulser tout demandeur d’asile entré clandestinement sur le sol britannique. Sauf que, sans le projet rwandais, il est peu probable que l’on trouve un pays qui soit prêt à accepter des migrants déportés…
La conclusion de toutes ces tracasseries juridiques, c’est que, dans presque n’importe quel pays occidental, il faut traverser un labyrinthe, un bourbier ou un champ de mines législatif (choisissez votre métaphore) pour s’arroger le pouvoir d’expulser des personnes qui se présentent comme des demandeurs d’asile. Il est vrai que l’Italie – avec l’Albanie – et l’Autriche – sans préciser le pays d’accueil pour l’instant – se sont inspirées du modèle britannique inabouti. Pourtant, ces pays, à la différence du Royaume Uni, n’envisagent pas des mesures aussi définitives sous la forme d’expulsions permanentes.
Ainsi, la pugnacité de Sunak, comme celle de son ancienne ministre, devra se mesurer à la complexité et à la lenteur des procédures juridiques. Ce qui est certain, c’est que le projet rwandais est largement soutenu par les électeurs. En juin 2022, un sondage Savanta suggérait que 47% des personnes interrogées étaient pour, et seulement 26% contre. Un sondage YouGov, publié le 14 novembre de cette année, donnait 48% pour et 35% contre, tandis que, selon un nouveau sondage Savanta le 15, 47% sont pour et 26% contre. Dans ces circonstances, Sunak a dû comprendre qu’il a intérêt à ne pas abandonner les solutions « populistes ». Côté gestion de l’économie, il assure. Après le triple fléau des conséquences économiques de la pandémie, de la guerre en Ukraine et du mandat de Liz Truss, l’inflation était montée à plus de 10%. En octobre, il a réalisé son objectif de la réduire de moitié : elle est tombée à 4,6%. Si Cameron constitue sa caution auprès des modérés de son Parti, libre à Sunak lui-même d’incarner personnellement le côté « populiste ». Suella Braverman reste dans les coulisses en attendant que son heure à elle sonne un jour. Actuellement, Sunak doit endosser lui-même de manière plus explicite le rôle qu’elle jouait jusqu’à présent. L’a-t-il compris ? Peut-être… Stop the boats !
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