Mais son art reste marqué par la dualité et les paradoxes. Sophie Bachat a écouté le nouvel album du chanteur belge.
« C’est trop mainstream » me dit-on à la rédaction de Causeur quand je propose de chroniquer le dernier album de Stromae. À mon sens, c’est une erreur. Qu’une œuvre soit mainstream, en d’autres termes et en bon français : populaire, ou underground – que les lecteurs me pardonnent ces anglicismes – n’a que peu d’importance. L’essentiel étant le regard que l’on pose dessus, et surtout l’émotion qu’elle nous procure. Paul Van Haver dit Stromae m’émeut, même si dans notre pays, il n’est pas de bon ton d’être touché par des artistes populaires.
De retour de dépression
Stromae est donc de retour après sept ans d’absence et une grosse dépression, dont il parle dans sa chanson « L’Enfer » ; qu’il a interprétée en direct au 20 heures de TF1 en janvier, et qui fut un magnifique moment de télévision. À son image : à la fois sobre et maîtrisé, et débordant d’émotion. Lorsqu’on descend en enfer et qu’on en revient vivant, on ne peut qu’être dans le vrai.
Sa saison en enfer, le maestro – qui n’aura jamais autant mérité son pseudo – la raconte, et surtout lui règle son compte dans Multitude. En effet, cet opus a tout de l’album concept sur la dépression, mais sans autocomplaisance. Le disque s’ouvre sur un coup de poing : « Invaincu », chanson dans laquelle le chanteur laisse entrevoir sa violence, avec une voix plus grave qu’à l’accoutumée, sans cet aspect un peu maniéré qu’elle peut parfois revêtir. Il intime à sa souffrance de lui foutre la paix, et cela est poignant: « Tu crois que tu vas me la mettre ? Espèce de petite putain (…) Moi j’ai payé le prix, et j’ai du mal à le dire, et du mal à l’écrire, mais m’affaiblir, jusqu’au dernier cri (debout), putain de maladie, tant que je suis en vie je suis invaincu ». La diction est heurtée, rapide et précise, soutenue par des chœurs d’enfants africains qui font penser à des chants de guerre. Nous pouvons également y voir une allusion au génocide rwandais, dans lequel Stromae a perdu son père et une partie de sa famille : « Trois balles en pleine tête, une pour ma grand-mère, mon grand-père et une pour mon cousin. T’as pas gagné la guerre ». Avec ce texte et son génie, Stromae a au moins gagné une bataille. Qu’importe si ce mot est grandiloquent, et galvaudé surtout, mais oui Stromae est un génie ! Je le prouverai tout à l’heure (pour paraphraser cet autre génie qu’était Gainsbourg [1]).
Des bons et des mauvais jours
Mais cet album célèbre aussi la vie, avec la naissance de son fils : « Je t’ai donné la vie, tu as sauvé la mienne, si tu savais comme je t’aime, j’ai jamais tant aimé, je te connais à peine » (C’est que du bonheur) Cependant, comme avec Stromae nous ne sommes jamais dans le cliché sentimental, mais, encore une fois dans le vrai, et surtout le vrai que l’on tait, il évoque également les couches et les odeurs, ainsi que les désillusions que l’on connaît un jour ou l’autre lorsqu’on est parent.
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Les deux dernières chansons de l’album se répondent : « Bonne journée » et « Mauvaise journée ». Nous y revoilà, tout y est, l’éternelle dualité de la vie, le bien et le mal, les odeurs de merde et la joie indicible de devenir parent.
Selon le Littré, le génie est « l’esprit du démon, bon ou mauvais qui présidait la destinée de chaque homme ». Le génie peut donc être diabolique et le Diable lui-même est duel. Et c’est cela Stromae: le masculin et le féminin, le bon et le mauvais, le gai et le triste. Déjà dans le tube « Tous les mêmes » (2014), il s’était fait mi-homme mi-femme dans le clip, et littéralement coupé en deux. Une partie de son visage maquillée pour chanter la partition de la femme, sophistiquée et fatale, et l’autre moitié, en type grossier et grimaçant.
Un nouveau Jacques Brel ? Pas exactement
Depuis ses débuts, on a souvent comparé Paul Van Haver au grand Jacques, et c’est à mon avis, un jugement d’une grande paresse. Je vais en étonner plus d’un, et beaucoup vont crier au scandale, mais Stromae c’est plutôt la version belge et modernisée de Bowie. Comme lui, son perfectionnisme frôle la folie. Tant pour ses looks que pour ses mises en scène, c’est un « control freak ». Le maestro veut tout maîtriser, sa musique bien sûr, mais aussi son image, sa stratégie marketing et toute la production. Son excentricité vestimentaire, à l’image de Bowie, le cache et le révèle à la fois. Ses shows sont réglés comme du papier à musique pour servir d’écrin à une présence scénique quasi surnaturelle. Ziggy / Stromae ? N’oublions pas que l’ombre de la schizophrénie planait aussi au-dessus de la tête de David Jones. Et que son demi-frère en est même mort, se jetant sous un train en 1985.
« Multitude » est un tour du monde musical, avec pour fil rouge une explosion de percussions, tantôt chaudes et syncopées, tantôt inquiétantes, qui donnent finalement envie de s’abandonner dans une transe, à l’image de Brigitte Bardot dans la fameuse scène de « Et Dieu créa la femme ». Alors on danse.
[1] Juif et Dieu, « Mauvaises nouvelles des étoiles » 1981.
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