Daoud Boughezala : Au début de votre livre, vous revenez sur votre histoire familiale. En quoi vous a-t-elle portée vers le conservatisme ?
Lætitia Strauch-Bonart[1. Doctorante en science politique, Lætitia Strauch-Bonart vient de publier Vous avez dit conservateur ? (Le Cerf, 2016).] : Je suis née dans une famille sans père. Mon père ne voulait pas d’enfants : il n’a absolument pas assumé mon éducation et s’est contenté de payer une pension alimentaire sans jamais me voir. C’est très difficile de se construire dans ces conditions parce qu’il vous manque des repères essentiels. Symboliquement, un père représente beaucoup de choses : l’autorité, la verticalité, le respect de la parole donnée. Du coup, j’ai réfléchi au besoin de racines et aux ressorts de la société dès l’enfance, certes de manière très embryonnaire (rires) !
Qui plus est, bien qu’issue d’un milieu modeste où on ne lisait pas, ma mère, passionnée par la littérature et la musique, a réussi à devenir enseignante au conservatoire. Elle m’a transmis l’amour de la culture et le goût du travail, bref l’esquisse d’un conservatisme.
Ces valeurs conservatrices qui vous sont chères, les retrouvez-vous dans les programmes des candidats aux primaires de la droite ?
Pas du tout. La première chose qui me frappe dans les programmes présidentiels, c’est l’obsession de l’économie.[access capability= »lire_inedits »] Je comprends qu’on s’intéresse à des questions comme les 35 heures, mais un tel économisme dénote une sécheresse intellectuelle. Alors que l’école passionne les Français, les programmes sur ce sujet, à part peut-être chez Alain Juppé ou Bruno Le Maire, sont assez minces. Sur la sécurité, l’immigration et la crise des migrants, les politiques n’apportent aucune réponse. Des candidats comme Sarkozy ou Juppé changent souvent d’avis parce qu’ils n’ont pas de convictions réelles. Par opportunisme, Juppé essaie par exemple de capter un certain électorat en se déclarant favorable à l’extension de la PMA à tous les couples de femmes.
Ce revirement en dit long sur le surmoi progressiste qui inhibe la droite française. D’où vient-il ?
En France, le conservatisme sent le soufre. Notamment parce qu’au départ, la droite « conservatrice », qu’ont incarnée les contre-révolutionnaires et plus récemment l’Action française, était réactionnaire. Dans la droite modérée, personne n’avait envie de se réclamer de l’antiparlementarisme et de l’antisémitisme maurrassiens. Mais c’est aussi parce qu’il y a une paresse intellectuelle à continuer de confondre réaction et conservatisme !
On peut chercher la racine de cette confusion dans la Révolution française. Cette dernière, ayant érigé l’égalité en valeur suprême, a-t-elle durablement discrédité la défense de l’ordre et de la tradition ?
Contrairement à sa cousine britannique, la Révolution française a en effet été une rupture brutale, née d’une tension insurmontable. La société d’Ancien régime ne tenait plus, il fallait la libéraliser faute de volonté de compromis tant parmi ses partisans que chez les révolutionnaires. Durant toute la première moitié du xixe siècle, malgré le retour de la monarchie, tout le monde restait à couteaux tirés et il était donc assez difficile de penser un conservatisme de bon aloi, d’autant que les contre-révolutionnaires se sont arc-boutés sur leurs privilèges. Pendant ce temps, les conservateurs britanniques comme Disraeli faisaient preuve de pragmatisme en élargissant le suffrage.
J’ai une autre hypothèse sur les difficultés d’enracinement du conservatisme et du libéralisme en France. Ces deux courants s’appuient chacun à leur manière sur la société civile, comme le dit le Grand Rabbin du Commonwealth : « Une société libérale dépend de l’existence d’institutions non-libérales… » Or, dans notre pays jacobin, existe-t-il des corps intermédiaires entre l’État et l’individu ?
La relation en France entre l’État et l’individu exclut la société civile, ce qui entrave à la fois le libéralisme et le conservatisme. Une voie conservatrice libérale à l’anglaise livre plus ou moins les individus à eux-mêmes mais les laisse agir au sein de groupes tels que la famille ou l’église, indépendamment de l’État. Ici, si la société civile existe malgré tout, les Français craignent toujours qu’elle soit porteuse d’inégalités, car les expériences particulières sont toujours inégales.
Justement, vous écrivez qu’« une société ne peut pas vivre harmonieusement sans privilèges ». Inversement, de trop grandes inégalités ne sapent-elles pas la vie en société ?
Je crois en l’égalité des individus en termes de droits. Mais je m’inquiète bien plus des brèches dans la culture commune que des inégalités économiques. Je préfère une société inégalitaire, mais où le plus pauvre est assez aisé, à une société égalitaire où tout le monde serait moins riche. Néanmoins, je suis très sensible à l’argument du philosophe Michael Walzer selon lequel il est injuste qu’un pouvoir dans un domaine, par exemple une domination financière, nous offre l’ascendant dans un autre domaine. Que les plus riches soient les mieux éduqués est inacceptable parce que l’argent ne devrait pas pouvoir offrir la meilleure éducation. Un conservateur authentique doit se soucier de cette inégalité parce qu’une société civile ne fonctionne pas correctement si les gens n’ont pas accès aux mêmes biens élémentaires.
À quels « biens élémentaires » pensez-vous ?
Je fais référence au livre du libertarien Charles Murray, Coming apart. Dans cet essai sur la société américaine, Murray s’interroge sur la séparation entre les Blancs très privilégiés et les Blancs moins bien lotis. Il s’est rendu compte qu’autrefois, malgré l’existence d’inégalités – on ne mangeait pas dans les mêmes restaurants, on n’allait pas dans les mêmes lycées –, chacun partageait la même culture – par exemple les gens regardaient les mêmes films. Aujourd’hui, on ne pourrait plus discuter avec n’importe qui dans la rue du dernier film populaire. C’est une situation regrettable car elle implique qu’on ne parle plus la même langue.
Connaissant votre attachement à la morale commune, je comprends votre inquiétude. Mais pourquoi fustigez-vous le « paternalisme d’État » qu’incarne l’introduction de la théorie du genre à l’école alors que cette mesure exprime une certaine conception du bien commun ? On dirait que le conservateur prône la morale, mais seulement la sienne, pas celle des autres !
Un conservateur honnête doit veiller à distinguer sa morale de la morale d’État. Mais l’école voit désormais le retour d’une forme de moralisme type IIIe République qui inverse les stéréotypes de sexe : on ne veut plus cantonner les femmes à la cuisine mais on nous répète qu’hommes et femmes devraient avoir les mêmes goûts ! Il faut distinguer deux dimensions de la morale : la morale comme leçon de morale, que les gouvernements progressistes ne peuvent s’empêcher d’utiliser à leur avantage, notamment à l’école. Et la morale comme vision fondamentale du bien et du mal dans une société. Le conservateur doit bannir la première catégorie, parce que c’est là nuire à la liberté de la société civile. En revanche, comme il n’est pas un pur libéral, il défend aussi la dimension morale de certaines lois, qui interdisent par exemple de louer son ventre. Ceci étant dit, je reconnais une partie de votre objection : je préfère ma morale conservatrice aux autres ! (rires)
Cette question a resurgi après les attentats sous la forme d’une instruction civique réduite à la formule « Je suis Charlie ». Nous reste-t-il encore une morale commune ?
Les choses sont devenues beaucoup plus compliquées parce qu’on ne sait plus quelle est la morale commune – c’est-à-dire la morale majoritaire. Mais tout de même, pour prendre l’exemple de la famille, dans notre culture judéo-chrétienne, il existe un modèle fait d’un père, d’une mère et d’enfants préférablement issus de cette union. Ça ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’exception. Mais c’est un standard, à la fois d’un point de vue descriptif et normatif : on sait que c’est le meilleur environnement pour les enfants.
On sait, c’est vous qui le dites… Vous êtes loin d’adhérer au libéralisme culturel. Pourtant, vous défendez bec et ongles le libéralisme économique tout en maudissant la culture qu’il engendre, selon le mot du critique américain Russell Jacoby. N’est-ce pas paradoxal ?
Je maudis une partie de la culture qu’il engendre depuis les années 1960, ce qui est loin de recouvrir l’entièreté du libéralisme. Je défends un libéralisme à l’ancienne ! Le libre marché présente de grands avantages : l’innovation et la création de richesses ouvrent de grandes possibilités. Au cours de l’histoire, ce sont les sociétés les plus riches qui ont produit les plus grandes œuvres d’art. De surcroît, la liberté d’échanger n’a rien à voir avec le laisser-faire. Dans l’échange marchand, il y a des règles. Si vous me semblez être quelqu’un d’immoral, je ne pense pas que je commercerai avec vous !
Mais ce sont des règles bâties sur l’intérêt, pas sur la morale…
À ce stade, peut-on vraiment dissocier la morale et l’intérêt ? Certes, l’échange d’argent contre une marchandise ou un service est fondé sur l’intérêt, mais ne fonctionne qu’avec des êtres moraux dignes de confiance. Nos échanges marchands ne sont jamais froids. Ne nous arrive-t-il pas d’aller chez tel caviste parce qu’on le préfère au supermarché, bien qu’il soit plus cher – il est sympathique, il nous parle de son métier ?
Jean-Claude Michéa, qui se définit comme « anarchiste tory », vous répondrait que vous faites peu de cas de l’aliénation marchande.
Michéa était mon prof de philo en terminale ! Si nous nous accordons sur le conservatisme comme tempérament, nous divergeons sur la question économique. Autant je trouve très touchante sa pensée de la communauté, axée sur une certaine solidarité ouvrière, autant je ne comprends pas quel modèle de société il propose. Les petits producteurs, c’est très sympathique, mais peut-on encore vivre dans ce monde-là ? Dès lors que je m’achète un ordinateur ou des vêtements fabriqués en Chine, j’essaie d’intégrer ces réalités à ma réflexion.
Une réflexion que vous alimentez notamment par votre vie d’expatriée à Londres. Comment le conservatisme s’est-il renouvelé depuis l’accession de David Cameron au 10 Downing street?
Vous faites allusion à la « Big Society ». Au sortir de plusieurs années dans l’opposition, des Tories comme Phillip Blond ont proposé une vision du conservatisme moins individualiste qui, à cette citation mille fois répétée de Thatcher « La société n’existe pas », répond : « La société existe, mais ce n’est pas la même chose que l’État. » Revenant aux sources de la pensée d’Edmund Burke, le parti conservateur affirme ainsi qu’il n’est pas seulement un parti d’individualistes mais un parti de communautés.
Lesquelles ?
Des communautés affectives comme la famille, les amis, le voisinage, mais aussi tout ce qui concerne la « vie locale » (associations, églises). Cameron entendait aussi sous-traiter un certain nombre de services publics à des associations locales plutôt que d’avoir recours à des fonctionnaires anonymes qui ne connaissent rien au terrain. C’était une entreprise intéressante pour faire revivre la société civile. Mais aujourd’hui les gens en rigolent. Imaginez-vous dans votre petit appartement à Londres où vous payez un loyer démentiel, vous travaillez d’arrache-pied et un Premier ministre vous parle de « Big Society » alors que vous n’avez même pas le temps pour des activités caritatives…
Pourtant, Cameron a séduit une partie de la gauche…
Blond avait appelé son livre Red Tory pour montrer que les Tories pouvaient aussi s’intéresser au peuple et une petite portion du parti travailliste appelée « Blue Labour » l’avait suivi. Des gens comme Maurice Glasman et Jon Cruddas, à gauche, se sont penchés sur le rôle des communautés locales, peut-être avec des finalités et une vision du marché un peu différentes, mais la convergence n’en était pas moins réelle. Aujourd’hui, c’est fini : pendant que les travaillistes traversent leur crise d’adolescence avec Corbyn, les conservateurs ont abandonné la « Big society », revenant à des sujets complètement bateau – économie, économie, économie…
Un retour à l’ultralibéralisme thatchérien ?
Margaret Thatcher a poussé jusqu’au bout un certain libéralisme individualiste qui consiste à dire : « Ce n’est pas à l’État de dire aux gens comment vivre. » Mais c’était une femme très morale et religieuse qui, de son côté, avait une vision bien précise de la manière dont il fallait vivre. Seulement, elle a peut-être surestimé les capacités de résistance morale des individus au capitalisme moderne. Par ailleurs, la déstructuration des communautés ouvrières du Nord qu’a impulsée Thatcher a entraîné de très lourds dégâts sociaux. On ne peut le nier, quand bien même on défendrait son bilan ![/access]
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