« STIGMATISÉ ». C’est le mot de cette année 2010. On l’entend sur tous les tons et à propos de tout et, surtout, de n’importe quoi. Il suffit qu’Alain Finkielkraut regrette que des joueurs de l’équipe de France de football se comportent en cailleras pour qu’il soit accusé de stigmatiser la banlieue, les cités, les Noirs et les Arabes. Peu importe que le philosophe ne parle ici que de la très mauvaise éducation de ceux qui insultent leurs entraîneurs, traquent les « taupes » au lieu de s’entraîner[1. Cela dit, dans mon Jura natal, les prés sur lesquels nous étions amenés à évoluer n’étaient pas toujours dépourvus de taupinières.], les obsédés de la stigmatisation n’écoutent pas celui qu’ils accusent. Ils n’entendent que leurs fantasmes. D’ailleurs, s’ils avaient réellement écouté Finkielkraut et compris son message, ils l’auraient aussitôt accusé de stigmatiser le faible niveau d’étude des sportifs en question.
Mais revenons à l’origine. Les stigmates, bien évidemment, sont ceux du Christ et correspondent aux cinq plaies consécutives à sa crucifixion. Du grec stigma, piqûre, piqûre au fer rouge, tatouage, ces plaies s’avèrent rebelles à tout traitement. Imbert-Gourbeyre établit en 1858 une liste de 321 stigmatisés, dont 80 furent béatifiés. Le plus célèbre d’entre eux s’appelle Saint François d’Assise, mais on peut également citer Sainte Catherine de Sienne, Padre Pio et, plus près de nous, Marthe Robin[2. 1902-1981 : habitant la Drôme, elle fut paralysée à 25 ans, saignait des pieds et des mains chaque vendredi. Des gouttes de sang, rappelant la couronne d’épines, perlaient sur son front, Elle ne s’alimentait plus que de l’eucharistie, qu’elle recevait fréquemment dans son lit].
Quand Villepin révélait les stigmates de BHL
Moins sérieusement, on pourrait citer cette légende parisienne des années 1990 mettant en scène Dominique de Villepin, à l’époque secrétaire général de l’Elysée, et Bernard-Henri Lévy. Ce dernier, meurtri par l’échec − même pas retentissant − du film qu’il venait d’offrir à ses contemporains, était invité par le premier au Château. Souhaitant remettre du baume au cœur du toujours nouveau philosophe, il se lança, selon ladite légende, dans une envolée lyrique dont lui seul a le secret, Au bout de la piste d’envol, Villepin aurait confié à son commensal : « Vous me faites penser à un Christ. » Quelques jours, ou plutôt quelques nuits plus tard, BHL se serait réveillé en sueur, des stigmates au creux des mains. De Besançon, je ne pourrais jurer que cette légende ait − ou pas − quelque véracité. Il n’en reste pas moins que cette anecdote constitue un pur bonheur puisqu’elle met en scène deux personnages qui en appellent souvent au combat contre les stigmatisations. BHL, compagnon de route de SOS Racisme, a toujours figuré dans le peloton de tête et entend bien y rester. Villepin, gaulliste comme les aime Edwy Plenel, a fait de la banlieue stigmatisée son nouveau cœur de cible électorale.
Ceux qui refusent de toutes leurs forces l’héritage chrétien de notre pays − parmi lesquels figurent beaucoup de contempteurs des stigmatisations de tout poil − en seront pour leurs frais. Ces références au Christ et à son martyre continuent d’occuper l’espace public avec une belle constance. « Le monde est plein d’idées chrétiennes devenues folles », a écrit Chesterton. On ne peut que constater l’actualité brûlante de cette formule.
Et la stigmatisation par omission, qui y pense ?
À écouter un garçon aussi brillant qu’Eric Naulleau, sur RTL, sur le coup de 19h30, on découvre que cette obsession de la stigmatisation ne concerne plus exclusivement les professionnels de SOS, du MRAP ou des Indivisibles. Et on a envie de s’exclamer : « Ah non ! Pas lui, pas ça ! » Même l’Eglise de France, qui devrait se montrer plus prudente en matière de stigmates, emploie le même vocabulaire à propos des Roms. On parle du voile intégral : on stigmatise tous les musulmans. On évoque la délinquance : on stigmatise la banlieue, comme si, d’ailleurs, nos campagnes n’étaient pas aujourd’hui concernées. On se risque à ne pas accueillir avec enthousiasme l’adoption d’enfants par des couples gays ou lesbiens : on stigmatise les homosexuels. Et si on se tait ? Cela doit signifier qu’on n’en pense pas moins… C’est la prochaine étape : la stigmatisation par omission.
Mais au fait, c’est qui « on » ? Tous ceux qui ne pensent pas comme soi, pardi ! Et qu’on est légitimé à stigmatiser à son tour. Ainsi, le MRAP et son fameux rapport sur Internet et Racisme, qui mettait Causeur à l’index il y a quelques mois. Ce mouvement, qui prétend lutter contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples, faisait en quelque sorte de la stigmatisation comme Monsieur Jourdain de la prose : sans le savoir.
En vrai, Mouloud Aounit et ses copains ne peuvent guère faire autrement. Dès qu’on se risque à un jugement sur une personne ou sur une institution, forcément la catégorie ou le groupement dont ils font partie peuvent se sentir visés, que cela soit légitime ou, comme c’est généralement le cas, parfaitement infondé. Afin de ne pas nous sentir stigmatisés toutes les cinq minutes, respirons un bon coup, Et évitons d’écrire des lettres aux journaux dès qu’ils stigmatisent les supporteurs de Sochaux en annonçant une énième défaite de leurs favoris[3. Vous riez ? Etes-vous sûr qu’on en soit si éloigné ?]. Ou alors, prenons la vie du bon côté : constatons qu’un groupe stigmatisé existe, lui. Et pensons à tous ces pauvres bougres qui ne sont jamais victimes de la moindre stigmatisation. Ignorés, délaissés…
Quand j’y pense, je n’ai guère été stigmatisé ces derniers temps. Cela doit bien venir de moi, au moins en partie. Je vais faire un effort mais je vous en prie : stigmatisez-moi !
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