Le hasard a fait que Steve Jobs est mort quelques jours après que France Telecom a annoncé la disparition programmée des derniers services que l’on trouvait exclusivement sur Minitel. Et, subséquemment, la mort du petit cube bicolore beige et marron qui sera définitive en juin 2012. Cela a fait beaucoup moins de bruit, la mort du Minitel… Qui l’avait inventé, d’ailleurs, le Minitel ? Justement, personne. Ou plutôt un groupe, un groupe d’ingénieurs des PTT, dans les années 70. Des types probablement surmutualisés, gréviculteurs avec des retraites somptuaires à soixante ans. Le contraire de Steve Jobs qui, en bon chef d’entreprise, aura montré l’exemple en mourant quelles années avant l’âge symbolique.
Un extra-terrestre, façon Persan de Montesquieu, qui aurait débarqué ces derniers jours sur Terre se serait demandé quel malheur nous avait ainsi universellement frappé. Assassinat de Kennedy, de Martin Luther King ? Mort de Jean-Paul II ? Vous n’y êtes pas. Mort de Steve Jobs. Sans rire. Mort d’un gourou doué en électronique devenu messie cosmoplanétaire parce qu’il sortait des machines un peu plus plaisantes que celle de la (fausse) concurrence afin de travailler, d’écouter de la musique ou de communiquer. Jamais les instruments de communication n’ont d’ailleurs été aussi élaborés qu’à notre époque qui n’a pourtant plus rien à dire ou si peu sur le chaos qui l’entoure.
Il y a quelques jours, on faisait remarquer sur France-Culture à Jean-Claude Michéa, à l’honneur ce mois-ci dans Causeur, que la disparition de Steve Jobs était comparable à celle de Gutenberg, ce à quoi Michéa répondait que si Gutemberg avait beaucoup travaillé à ce que le livre existe, Jobs avait beaucoup oeuvré à sa disparition. Pour Michéa, Jobs est l’archétype de l’homme de gauche. Une fois que l’on a compris pour notre philosophe que l’homme de gauche est un libéral qui a oublié qu’il était libéral ou ne veut plus le savoir, tout devient clair.
J’ai été étonné de voir célébrée dans nos colonnes la mort de monsieur Pomme. Il m’a semblé que le défunt patron d’Apple incarnait plutôt l’exact envers de certaines idées auxquelles, toute nuance politique confondue, nous tenons beaucoup ici: Steve Jobs, c’est tout de même le mondialisme, le culte de la nouveauté pour la nouveauté, la négation systématique du passé que l’on confond avec l’obsolescence technologique, l’apologie de l’individu nomade mais toujours joignable, la déterritorialisation heureuse créée par l’illusion de vivre dans un présent perpétuel et la dématérialisation des supports traditionnels (disque, livre, film) pour parfaire l’illusion que l’on emporte tout avec soi et qu’il n’y a plus besoin des bibliothèques dans les maisons de campagne.
Non, décidément, il y avait quelque chose de plus aimable dans le Minitel. D’abord, tout le monde y avait droit, il suffisait d’aller le chercher au bureau de poste du coin. Vous le branchiez et dès 1982, vous pouviez consulter vos comptes en banque ou les horaires de train. C’est sur un Minitel que j’ai appris les résultats aux examens et concours que mes proches et moi avons pu passer. On se souvient tous d’amis américains étonnés par cette technologie qui nous évitait les files d’attente. Oui, il y eut un moment dans le monde où en France, alors que l’ordinateur personnel était encore de l’ordre du rêve, n’importe quelle grand-mère de Saint-Malo (ce fut la ville pilote du Minitel) pouvait se renseigner auprès de n’importe quelle administration ou vérifier l’heure de la prochaine séance de cinéma[1. En ce temps là, les vieux avaient encore les moyens d’aller au cinéma.].
Aujourd’hui, tout le monde a des I-Phone, les pauvres comme les riches. Oui, mais les pauvres sont quand même beaucoup plus surendettés. C’est qu’entre temps l’utile est devenu un objet de mode, c’est-à-dire un signe extérieur de richesse.
La mort du Minitel qui, coïncidence, interviendra un mois après l’élection du nouveau ou de la nouvelle présidente de la République, est aussi la mort d’un choix de société qui avait été opéré par le compromis historique gaullo-communiste de l’après guerre. Pour rester une grande nation, on avait décidé d’innover technologiquement tout en assurant l’indépendance nationale. Et pour des projets à trente ou cinquante ans, le marché libre, ce n’est pas la solution. Même les USA avait fait de la Nasa une agence publique… Alors on a décidé que ce serait un état colbertiste et social qui permettrait le développement du nucléaire (la bombe et les centrales), des trains à grande vitesse, des avions supersoniques, d’Ariane, d’Airbus, j’en passe et des meilleures.
Le Minitel, c’était le dernier témoignage, dans les années 80, de cette volonté nationale de ne pas mourir dans une compétition que l’on n’appelait pas encore la mondialisation. Mais attention, de ne pas mourir en suivant nos règles du jeu : un Etat fort qui orientait la production grâce à un pôle financier public puissant[2. A l’époque, peu de gens étaient atteints de cette hallucination auditive aujourd’hui si fréquente qui fait entendre « route de la servitude » quand on parle d’ « Etat fort ».]. On a décidé, enfin les socialistes au pouvoir (comme Michéa a décidément raison !) d’ouvrir une parenthèse libérale en 1983 qui ne s’est jamais refermée. C’est bien dommage parce que depuis, il n’y a plus de grands projets et nous vivons sur l’acquis d’initiatives qui remontent aux années soixante et soixante-dix.
Résultat, on en est réduit à admirer Steve Jobs, à trouver que c’est un modèle et à reléguer en page 15 des dossiers nécrologiques qu’on lui consacre les conditions de travail des ouvriers chinois qui fabriquaient pour lui. Ah, une tablette I-Pad, c’est plus sexy qu’un Minitel ! Mais quand on allumait son Minitel, on était au moins sûr que ceux qui l’avaient construit ne l’avaient pas fait dans une situation qui rendrait enviable celle des mineurs de Germinal.
La fin du Minitel et la mort de Steve Jobs sont finalement deux symboles du choix de civilisation qu’est en train de faire la France, malgré la France. Hypothèse heureuse, ou disons moins malheureuse : celle du roman de Houellebecq, La carte et le territoire. La France est dans le rôle de la Grèce antique pour le monde romain. On vient visiter les ruines d’une grandeur passée, les vestiges d’une Atlantide disparue. Les habitants travaillent dans les structures touristiques ou vivent en néo-ruraux friqués adeptes des nouvelles technologies et font des fêtes communautaires dans des villages rénovés. On fabrique encore du parfum prisé par les élégantes de Singapour et des fromages au lait cru pour les gastronomes du Brésil. Hypothèse pessimiste: un pays réduit à une place financière, façon Royaume-Uni, peuplé de petits vieux aigris et paupérisés par le remboursement sisyphéen de la Dette, coincés dans des terreurs obsidionales soigneusement entretenues pour qu’ils oublient qu’ils sont les premières générations à vivre moins bien que les précédentes.
Tapez 36-15 « Déclin » et ne m’appelez plus jamais France. Le minitel, il m’a laissé tomber.
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