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Steve Bannon: le vrai président?


Steve Bannon: le vrai président?
Steve Bannon, février 2017. SIPA. REX40489673_000017
Steve Bannon, février 2017. SIPA. REX40489673_000017

De quoi Steve Bannon est-il le nom ? Je m’excuse d’entrée de jeu d’utiliser cette formule créée par le plus venimeux et le plus futile des « penseurs » français. Il s’avère qu’elle est commode pour faire une distinction entre un individu désigné, individu qui obsède momentanément les médias, et le phénomène qu’il incarne, phénomène que ladite obsession empêche de voir.

Une tête de Turc bien faite

Ces derniers temps, nous avons assisté, dans la presse internationale, à une prolifération de portraits biographiques de Steve Bannon, le stratège en chef de Donald Trump, celui-là même que les médias qualifient désormais de « vrai président ». Tous ces articles se ressemblent. Le projecteur est braqué tour à tour sur les origines de Bannon dans la classe ouvrière catholique et ses carrières successives dans l’US Navy, chez Goldman Sachs et à Hollywood. On passe ensuite à ses activités plus récentes dans les milieux de la droite américaine anti-establishment : la création de documentaires polémiques ; la direction du très influent site d’actualités Breitbart News ; et enfin, la gestion efficace de la campagne électorale du nouvel occupant du bureau ovale. Le point d’orgue de ces articles est toujours l’imagerie apocalyptique par laquelle leur sujet serait hanté. Apparemment, pour Bannon, nous serions à la veille d’un grand combat final entre un monde « judéo-chrétien », tombé aujourd’hui dans un état de décadence morale, et un ennemi aussi vague que composite qui inclut le « fascisme djihadiste » et une Chine de plus en plus hégémonique. En comparaison avec cette vision inspirée autant par la Bible ou le Bhagavad-Gita que par les théories fumeuses de deux historiens amateurs, William Strauss et Neil Howe, le « choc des civilisations » de Samuel P. Huntington fait figure de pique-nique de boy-scouts (je ne résiste pas à cet anglicisme).


Steve Bannon : qui est le nouveau conseiller stratégique de Donald Trump ?

Voilà donc l’homme instable et indigne, nous laisse-t-on croire, qui est l’éminence grise du POTUS ! Au mois de novembre, un éditorial dans Le Monde, avec le ton docte et pharisien qui caractérise ce journal, a demandé que sa nomination soit annulée, ni plus ni moins. Après la signature par M. Trump le 27 janvier de l’ordre exécutif créant un moratoire sur l’entrée aux États-Unis des immigrés et réfugiés de sept pays à majorité musulmane, les commentateurs se sont jetés sur le lien de causalité évident entre, d’un côté, les scènes de chaos dans les aéroports et les protestations autour du monde, et, de l’autre, l’influence de ce Machiavel qui se compare lui-même à Dark Vador. La conclusion paraissait simple : un président narcissique, inexpérimenté et paresseux serait manipulé par un mauvais génie irresponsable en proie à des visions de fin des temps.

Ce lien de causalité est insuffisant. Nous ne savons pas encore si les actions pratiques de Bannon sont – ou seront – dictées par ses rêveries apocalyptiques. Nous ne savons pas non plus si M. Trump est entièrement sous l’influence de son stratège. Ses autres nominations, notamment celle de Reince Priebus, qui serait le rival de Bannon à la Maison-Blanche, indiquent une approche plus terre à terre, moins[access capability= »lire_inedits »] opposée à la politique traditionnelle. Après les hyperboles journalistiques, la consultation des discours et films de Bannon, disponibles sur YouTube, se révèle décevante : un torrent de grandiloquence et d’invectives contre les classes dirigeantes, certes, mais aucune plaidoirie pour le nazisme ou le suprémacisme blanc. Comme l’a dit son ancien collègue et désormais critique, Ben Shapiro : « Steve’s an asshole, but I don’t think he’s an anti-Semite » (« C’est un connard, mais je ne pense pas qu’il soit antisémite »). Au fond, cette focalisation des médias sur la personnalité énigmatique de Bannon constitue un leurre : on voudrait croire et faire croire que tout le mal vient d’un seul homme. On risque ainsi de s’aveugler sur les préoccupations collectives de beaucoup d’Américains qui ont conduit à son ascension et ont créé les conditions où ses talents particuliers peuvent s’exercer. Bref, on refuse de voir la logique et la cohérence d’un certain populisme.

De la rhétorique à l’action

Un des secrets de la séduction populaire de Trump réside dans sa rhétorique qui, par sa truculence et sa grossièreté, s’écarte des normes du débat politique. Son style Twitter en est la quintessence, et même ses discours ressemblent à des mosaïques de Tweets. Le principe de ce style est la parataxe : au lieu de dérouler un raisonnement complet, la phrase se contente de juxtaposer des éléments dont le caractère positif ou négatif est évident. Côté négatif, il suffit d’insérer en apposition (comme disent les grammairiens), après n’importe quel nom, geste ou événement, une expression telle que « total disaster! », « total loser! » ou « fake news! » Le côté positif est plus simple : il suffit d’y accoler l’épithète « great ». On peut déplorer cette vulgarité manichéenne, mais il faut avouer qu’elle est diantrement efficace pour remuer la base de son électorat. Or les premiers gestes – apparemment malhabiles – du nouveau président sont à l’action politique traditionnelle ce que ses Tweets sont à la rhétorique orthodoxe. Trop souvent, l’éloquence verbeuse de nos dirigeants n’est qu’un substitut à l’efficacité pratique dont ils sont incapables ou dont le déploiement est lent et invisible[1. Voir Philippe-Joseph Salazar, Blabla République. Au verbe, citoyens !, Lemieux éditeur, 2017.]. Trump, conseillé par Bannon, joint l’acte à la parole, crée le spectacle, provoque le drame. Les médias visuels en sont involontairement complices en montrant en boucle des images du président qui paraphe ses ordres exécutifs et exhibe le registre dans lequel ils sont inscrits. Les scènes de désordre et de protestation qui en résultent semblent proclamer haut et fort : « Moi, je parle, j’ordonne et il se passe des choses ! » Peu importent les dommages collatéraux, ses électeurs sont gratifiés par cette énergie apparente. Les expressions d’indignation de la part de ses opposants, que ce soit à New York, en Californie ou à travers la planète, ne font qu’accentuer la jouissance de ses supporteurs dans l’Amérique profonde.

Qu’il y ait aussi de l’amateurisme dans la formulation hâtive du décret du 27 janvier ne fait pas de doute. L’intervention du pouvoir judiciaire a brisé l’élan de ce grand geste d’interdiction. Pourtant, le souvenir en reste vif dans les esprits, et cette intervention elle-même est incorporée dans le récit que construisent Trump et Bannon. Ceux-ci peuvent maintenant dire à leurs électeurs : « Voilà la preuve de ce que nous avons toujours prétendu : les institutions traditionnelles nous entravent et vous trahissent. » Pour qui veut critiquer efficacement cette stratégie, comme toutes les stratégies populistes, le piège est diabolique. Si nous désapprouvons l’action, nous nous mettons d’emblée dans le camp des traîtres à la patrie ; si l’action échoue, c’est parce que les traîtres, dont nous faisons partie, y ont fait obstacle. Ce dernier argument est très utile dans la mesure où il n’est pas toujours facile pour un populiste de tenir des promesses souvent trop radicales sur le plan pratique.

Au nom du (vrai) peuple

Disons donc de Bannon, comme le fait Polonius de Hamlet : « Quoique ce soit de la folie, il y a pourtant là de la suite. »  Quels sont les éléments de fond qui caractérisent ce « mouvement populiste mondial » que Bannon appelle de ses vœux ? Est populiste celui qui prétend représenter, non une majorité d’électeurs dans une démocratie plurielle, mais le peuple, ou mieux encore, le vrai peuple, au sens d’une entité monolithique. Certes, le populiste s’oppose aux élites, mais il le fait précisément au nom de cette capacité exclusive qui lui est réservée à parler au nom du peuple[2. Voir Jan-Werner Müller, Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace, éditions Premier Parallèle.]. La grande interrogation réside dans la définition, réelle et symbolique, de ce peuple : qui est inclus ? qui est exclu ?

Pour Bannon, l’événement central est la crise de 2008. Il y a consacré un de ses films les plus soignés, Generation Zero, de 2010. Propagandiste habile dans un genre pesant et empesé, influencé par Léni Riefenstahl et Michael Moore, Bannon construit, à travers un montage d’images d’archives sur fond musical assommant, entrecoupé par des interviews d’experts partiaux, le récit fondateur de son peuple élu : les classes moyennes victimes à la fois de la crise financière et de la mondialisation. Le krach de 2008 résulterait d’une connivence criminelle entre les deux grands partis politiques et Wall Street, qui aurait permis aux banquiers de prendre des risques insensés. Au lieu d’être punis pour leurs pertes colossales, ceux-ci ont vu leurs coffres renfloués par l’argent public. Le problème des subprimes aurait été aggravé par le sentiment de culpabilité des blancs vis-à-vis des noirs et des Hispaniques. Ce sentiment, imposé par les classes dirigeantes, aurait permis aux groupes ethniques souvent les plus pauvres de contracter des prêts immobiliers que beaucoup d’entre eux n’étaient pas en mesure de rembourser. À la fin, nous dit Bannon, tous sont victimes. Les seuls gagnants de cette histoire sont ceux qu’il appelle « le parti de Davos », une élite transfrontalière de milliardaires et de politiques. On sent ici un relent conspirationniste de ce « style paranoïaque » épinglé il y a un demi-siècle par l’historien Richard Hofstadter[3. Le Style paranoïaque. Théories du complot et droite radicale en Amérique, éditions François Bourin, 2012. ]. De mèche avec les classes dirigeantes, les médias classiques diffuseraient des contre-vérités. En janvier, Bannon les a dénoncés comme étant « le parti d’opposition » au gouvernement de Trump.

Jeux sans frontières et canard déchaîné

Si pour Bannon, comme pour d’autres, la définition du « vrai peuple » se fonde d’abord sur des considérations économiques,  elle a aussi partie liée avec le problème des frontières. Le caractère poreux de celles-ci, dans un monde de plus en plus interconnecté par le commerce international et des flux de réfugiés, est devenu un facteur d’angoisse. L’immigration menacerait l’identité populaire en apportant, non seulement une main-d’œuvre concurrente, mais aussi des principes moraux différents. C’est ici qu’intervient l’obsession de Bannon pour les valeurs « judéo-chrétiennes. » Son dernier film, Torchbearer (« Porteur de flambeau »), réalisé en 2016, exhorte les Américains à redécouvrir leurs racines religieuses qui se trouvent dans la Bible. Ce message est communiqué de manière surréelle à travers le discours d’un certain Phil Robertson, chasseur de canards de son état, inventeur d’appâts et vedette d’une émission de télé-réalité, Duck Dynasty. Campé en homme des bois, arborant une barbe grise de prophète, le personnage incarne une version fantasmatique du citoyen de l’Amérique profonde, à l’opposé du cosmopolite matérialiste qui jusqu’ici gouvernait en son nom. Tous les éléments rassemblés par Bannon – le grand récit explicatif, l’opposition simpliste entre le peuple authentique et les élites transnationales, l’obsession identitaire – se trouvent dans les discours de Trump et jusque dans son allocution inaugurale.

Jouer avec le feu

Exploiter politiquement les émotions viscérales des gens reste dangereux. Dans le chef-d’œuvre du cinéma américain qu’est The Intruder (Roger Corman, 1962), un agent provocateur, joué admirablement par William Shatner, le futur capitaine Kirk de Star Trek, arrive dans une ville du sud des États-Unis avec le dessein de pousser les habitants blancs à des actes de violence contre la récente déségrégation raciale de l’école publique. Orateur charismatique, il y réussit trop bien, à tel point qu’il perd le contrôle du mouvement. Tragiquement, l’église des citoyens noirs est détruite et leur pasteur assassiné. À la fin, la population est dégoûtée, tandis que leur envoûteur se révèle faible et lâche. Il y a là une leçon terrible pour qui veut jouer avec la colère du peuple. Si on enflamme trop les passions, on en perd la maîtrise ; si on y fait appel de façon répétitive, les gens s’épuisent ; si on le fait trop mollement, on perd leur estime.

Le problème de la canalisation de la colère est désormais notre problème à nous tous. Suivons de près l’expérience du duo Trump-Bannon pour pouvoir en tirer les leçons. Il est évident que gouverner par le chaos est impossible. S’il est bien avisé, Trump encouragera le côté Bannon juste assez pour ne pas décevoir ses électeurs, en poursuivant parallèlement un travail plus solide et plus mesuré. Nous savons maintenant que la tentative de disqualifier les populistes en les ignorant ou les dénonçant ne marche pas. En revanche, imiter leur style et leur approche – combattre le feu par le feu – est souvent risqué, comme l’atteste le fait que le « Projet peur » du gouvernement de David Cameron n’a pas empêché le Brexit.

La seule solution pour les critiques du populisme consiste à faire enfin quelque chose de visible et de durable pour montrer qu’on a pris au sérieux les problèmes des classes moyennes au lieu de les refouler ou de les dénigrer. Il se peut que ce soit très éprouvant pour nos classes politiques, nos médias classiques et nos institutions étatiques. Joseph de Maistre avait raison d’affirmer que « le remède du désordre sera la douleur ». Le changement démocratique se fait toujours de manière agonique.[/access]

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est directeur adjoint de la rédaction de Causeur.

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