Ça va mal finir

"Si ça saigne" de Stephen King (Albin Michel) et "Histoires bizarroïdes" d'Olga Tokarczuk (Noir sur blanc)


Ça va mal finir
Stephen King © Witi De TERA/Opale via Leemage

Stephen King n’a pas (encore) eu le prix Nobel de littérature, contrairement à la Polonaise Olga Tokarczuk. Mais tous les deux se révèlent des maîtres de la littérature fantastique comme moyen d’affronter ce que Freud appelait l’«inquiétante étrangeté» du monde.


Stephen King est un des plus grands écrivains américains vivants. On sait que la cause n’est pas entendue. L’essentiel de son œuvre appartient à la littérature fantastique et le fantastique est un « mauvais genre », quand bien même il compte quelques chefs-d’œuvre de la littérature mondiale comme les nouvelles d’Edgar Poe, La Peau de chagrin de Balzac ou même La Métamorphose de Kafka. Concernant Stephen King, il est vrai que ses éditeurs le vendent depuis toujours sous l’étiquette commode de « maître de l’épouvante ». Des couvertures accrocheuses, des tirages phénoménaux, des traductions dans des dizaines de langues, une multitude d’adaptations télévisuelles ou cinématographiques ont fait le reste. King est l’auteur « bankable » par excellence, une vraie machine à cash pour le monde de l’édition. Cette popularité est mauvais signe. Qu’il soit, en plus, un écrivain majeur, ce serait trop pour un seul homme…

Stephen King parle à tout le monde

On pourrait au passage se demander pourquoi un gros tirage équivaudrait forcément à une qualité moindre, façon de voir assez française au demeurant. Rappelons, pour mémoire, que Victor Hugo a en son temps aligné les best-sellers avec Notre-Dame de Paris ou Les Misérables. Comme lui, Stephen King porte aujourd’hui cette double casquette : symbole d’une certaine littérature populaire qui baigne dans un imaginaire typiquement national et, en même temps, inventeur de sa propre mythologie, et de son propre style. Stephen King parle comme personne de la petite ville américaine ou du recours à la nature, des enseignes clinquantes des diners et des profondeurs de la forêt primitive où l’on trouve d’anciens cimetières indiens. Il est, encore comme l’était Hugo, une manière de folkloriste en même temps qu’un fabricant d’intrigues élaborées aux chausse-trappes multiples. Et pourtant, malgré ce côté typiquement américain, ses innombrables lecteurs appartiennent à toutes les classes sociales, à tous les continents et à toutes les générations.

Des personnages universels

C’est que Stephen King, avec ses personnages de mômes menacés par des clowns diaboliques, touche à quelque chose d’universel, comme Hugo avec Cosette et Gavroche, personnages si français devenus pourtant des archétypes planétaires. Il faut sans doute, pour comprendre la vraie raison du succès de Stephen King, chercher du côté d’une angoisse archaïque, commune à toute l’humanité : celle du rapport au mal. Est-ce que le mal existe, quelle est sa nature, son origine et à quelles manifestations peut-on le reconnaître ?

Ce caractère protéiforme du mal est au cœur de Si ça saigne, le dernier recueil de King, composé du court roman éponyme et de trois nouvelles. Le roman raconte l’histoire de Holly Gibney, une femme détective que King avait déjà utilisée comme personnage secondaire dans Mr Mercedes et L’Outsider. Un attentat a lieu dans un lycée, faisant des dizaines de morts. Le responsable a été filmé par les caméras de surveillance. Particulièrement observatrice, Holly éprouve un malaise en s’apercevant qu’un des premiers reporters sur les lieux, qui participe même aux secours, présente une ressemblance vague avec l’homme qui a déposé la bombe. Or, cette ressemblance se retrouve aussi chez d’autres reporters envoyés sur les lieux de tous les attentats au cours des dernières années. Se souvenant d’une enquête menée naguère, Holly pense qu’il pourrait s’agir d’un « outsider », le nom qu’elle a trouvé pour décrire des espèces de charognards psychiques qui se nourrissent de la souffrance et de la détresse des blessés tout en étant capables de changer de physionomie. King explique que l’idée de ce récit lui est venue en observant qu’il y avait un air de famille dans les visages des journalistes qui couvrent les catastrophes. De là à imaginer qu’il s’agit d’une seule et même personne…

Pour King, la littérature fantastique est avant tout la meilleure manière de répondre aux questions qui le hantent. Il est un écrivain parfaitement conscient de son art, de ses buts et des outils nécessaires pour y parvenir. On conseillera son autobiographie, Écriture, où il s’exprime à la fois en professionnel pragmatique, à l’américaine, et en fin connaisseur de la littérature et des dangers dont elle est porteuse, pour le lecteur comme pour l’écrivain.

La métaphore de l’écrivain

Écrire n’est pas anodin, écrire sur le mal encore moins. Dans la nouvelle « Le Rat », King imagine un personnage d’écrivain, comme il l’avait déjà fait dans La Part des ténèbres ou Misery. L’écrivain selon King est un obsessionnel qui peut vite sombrer dans la folie. Il est aussi, malgré lui, une façon rêvée pour le mal de s’incarner, soit à travers sa personne, soit à travers une œuvre qui peut tuer. On retrouve dans « Le Rat » cette technique habituelle chez King qui consiste à prendre une métaphore au sens propre. Un écrivain possédé tuerait n’importe qui pour terminer son livre et c’est ce qui se passe dans cette nouvelle qui est en même temps, l’air de rien, une définition du travail de l’écrivain. Mais comme on est chez Stephen King, cette définition est donnée par un rat dans un chalet isolé par la tempête, quelque part dans le Maine, territoire qui est à King ce que la Provence est à Giono : « Ce n’est pas que tu n’as plus de mots. C’est que tu perds la capacité de choisir les mots justes. Ils te semblent tous également appropriés ou inappropriés. »

Autre exemple de métaphore prise au pied de la lettre, dans la nouvelle intitulée « La Vie de Chuck », celle d’un vers de Walt Whitman, « Je suis vaste, je contiens des multitudes ». Le petit Chuck découvre ce poème à la fin de sa classe de sixième. Il ne le comprend pas, mais le lecteur lui, comprendra en quoi il illustre, littéralement, la vie ordinaire et pourtant unique de Chuck qui devient comptable avant de mourir à 39 ans d’une insuffisance cardiaque. Des affiches en son honneur apparaissent un peu partout après son décès coïncidant avec une catastrophe cosmique qui va faire disparaître la Terre. Toute la virtuosité de King réside dans la construction inversée de ce récit humaniste qui montre que la mort d’un homme, même le plus banal, est toujours une perte irréparable pour le monde entier.

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On a évoqué, à un moment, le nom de Stephen King pour le prix Nobel 2020 de littérature. Sans doute lassé des polémiques après une affaire #metoo en 2018 et un lauréat contesté pour ses positions pro-serbes, Peter Handke en 2019, le jury est revenu à des choix plus classiques, c’est-à-dire plus élitistes. On lui sera néanmoins reconnaissant d’avoir mis en lumière l’œuvre de la Polonaise Olga Tokarczuk dont le recueil de nouvelles Histoires bizarroïdes est une excellente introduction à l’univers inclassable de cette psychologue de formation.

Le pessimisme d’Olga Tokarczuk

Dix textes où le fantastique est à l’honneur, un fantastique qui n’appartient qu’à elle. Certes, comme Kafka, Olga Tokarczuk plonge son lecteur dans une réalité à la fois familière et insituable : on prend des avions, on regarde la télé en méditant sur ses chaussettes, on subit des transplantations cardiaques, on fait des conférences à l’université, mais il est bien difficile de se situer dans le temps et dans l’espace, le lecteur éprouvant une forme d’incertitude constante devant ce que Freud avait si bien nommé, sans se douter qu’il donnait là une des clefs de la littérature fantastique, « l’inquiétante étrangeté » du monde. Les personnages d’Olga Tokarczuk sont tous plus ou moins à l’image de ce professeur de la nouvelle « Une histoire vraie » qui, portant secours à une femme tombée d’un escalator, cherche « à se rappeler comment on disait au secours dans ce pays ». Ce professeur, vite égaré, couvert du sang de la femme, erre dans une ville où personne ne le comprend et ne retrouvera jamais le banquet auquel il devait se rendre après un colloque, avant de finir sous les coups de vigiles dans une fontaine glacée où il tentait de se laver, réduit à un corps nu dans la nuit. Comment ne pas songer à Joseph K. à la fin du Procès ? Dans « Le Calendrier des fêtes humaines », une société à bout de souffle, crépusculaire, vit les Jours de Grisaille dans un décor à la Chirico où l’on passe des Jardins aux Palais et surtout aux Cliniques comme dans une hallucination trop précise.

Mais il n’est pas possible de réduire l’étonnant talent de notre autrice polonaise à cette influence kafkaïenne. La colonne vertébrale de ces Histoires bizarroïdes est plutôt un pessimisme lié à l’impossibilité de connaître et de comprendre l’autre.

Si le mal est l’inquiétude de Stephen King, ce qui court dans les récits d’Olga Tokarczuk, c’est l’angoisse d’une altérité impossible à saisir, même avec la meilleure volonté du monde, comme celle du narrateur des « Enfants verts », qui se présente comme le récit d’un médecin écossais, ami de Descartes, et au service du roi de Pologne en 1656. Suivant le monarque aux confins du royaume, en Volhynie, il se blesse, doit rester dans les marais et découvre des enfants sauvages, dont la peau verte indique une nature mi-végétale, mi-humaine. Ils viendraient d’une contrée encore plus lointaine que la Volhynie, un monde d’harmonie dont le médecin ne saura jamais s’il existe, ce pour quoi il éprouvera l’éternel regret.

Si l’on pouvait douter du pessimisme total d’Olga Tokarczuk malgré son humour et sa poésie, il suffit de lire la dernière phrase de la dernière nouvelle de ces Histoires bizarroïdes : « Les ténèbres s’abattaient rapidement, mais, cette fois-là, de façon définitive. »

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Article extrait du Magazine Causeur




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