Le politologue, professeur à Science-Po et HEC, publie Chaos, essai sur l’imaginaire des peuples (Les éditions du Cerf, novembre 2022), un entretien avec Arnaud Benedetti.
Il y a des livres qui fonctionnent comme le bain révélateur des tirages argentiques. A leur lecture, le flou s’estompe et la réalité apparait plus vive, plus crue et parfois plus dure aussi. Chaos est un de ces livres. A l’aide d’une grille de lecture qu’il qualifie lui-même d’ « imaginariste », Stéphane Rozès analyse la situation de notre pays et alerte sur la régression qui menace nos civilisations.
Un diagnostic lucide
En dépouillant les peuples de la maitrise de leur destin, au nom à la fois de la globalisation et de la technocratie, les organisations supranationales comme l’Europe n’auront en définitive pas réussi à installer la paix, elles auront simplement affaibli la démocratie, détruit la souveraineté populaire et abîmé l’idée même de nation. Au terme du processus, « les nations semblent, non pas pacifier leur mœurs, s’homogénéiser et coopérer entre elles par les marchés et la technologie mais au contraire se faire la guerre économique et se préparer à des guerres militaires ». Pourquoi une telle évolution ? Parce que les élites ont oublié que le moteur de l’histoire, ce ne sont pas leurs théories, désirs ou représentations, pas plus que ce moteur n’est la résultante d’affrontements de forces extérieures (affrontements de forces matérielles, économiques ou sociales, affrontement d’idées). « Les communautés humaines ne sont pas mues essentiellement par la prospérité mais par le fait de maîtriser collectivement leur destin ». Pour Stéphane Rozès, chaque peuple a une façon unique d’être au monde, de se considérer et de se penser. Cet inconscient collectif nourrit un imaginaire qui lui permet à la fois de s’approprier le réel et de se projeter dans l’avenir.
Ce creuset remonte « à la façon dont la communauté humaine s’est assemblée dans son rapport à la nature et aux autres communautés en tenant ensemble son unité et ses diversités. La vie de la société change mais selon les mêmes modalités culturelles. » Le fait que le politologue voit le moteur de l’histoire dans des facteurs psychologiques et internes liés à la façon dont une communauté s’approprie le réel plus que dans des affrontements extérieurs aux représentations collectives explique la façon dont le chaos s’installe ou non dans un pays : « De cela dépendent la paix et la guerre. Soit l’histoire se déploie selon des modalités diverses en cohérence avec les imaginaires latents des peuples, soit leurs formes archaïques remontent. »
Une France en dépression
Faisant remarquer que notre peuple est un des plus pessimistes d’Europe alors que les observateurs extérieurs ne le trouvent pas dépourvus d’atouts, l’auteur explique cette dépression par le fait que les Français sont un peuple politique. Ils se constituent en société politique non en se référant à des origines plus ou moins réelles ou fantasmées, encore moins par une appartenance ethnique ou raciale mais via la passion politique, la disputation intellectuelle, cette dispute commune qui accouche de projets et d’idéaux partagés. Cette façon de poser le rapport à la politique « dénaturalise nos origines et intérêts pour élaborer des visions et projets qui nous dépassent et nous font tenir ensemble. » L’unité du peuple en France se forge dans la projection, dans le rapport à la définition de l’intérêt général et non dans le rapport aux origines. Notre crise identitaire vient de notre incapacité intellectuelle à définir et à nous projeter dans un avenir commun. Chez nous le passé n’est pas un verrou, il ne nous définit pas. Cette phrase de René Char illustre bien notre rapport à l’identité : « notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Chez nous, c’est par le contrat politique que se constitue la communauté. Cela explique aussi notre fragilité face au processus de globalisation qui vise à éliminer le particularisme politique au profit de l’uniformisation des procédures. « Les sociétés dont les imaginaires visent à faire tenir ensemble une communauté humaine préconstituée résistent mieux à la globalisation. Alors que les imaginaires qui font tenir ensemble la communauté humaine par une volonté politique sont plus en difficulté. »
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Globalisation versus mondialisation
En quoi la globalisation met-elle plus à l’épreuve nos imaginaires que la mondialisation, pourrait-on se demander ? Là aussi la réflexion de Stéphane Rozès est éclairante. Elle part de l’idée que la mondialisation est la résultante de rapports de force ou de domination de communautés humaines. Que l’on s’entende, s’ignore, se concurrence ou guerroie, on pouvait identifier les raisons qui animaient ces rapports. Mais la globalisation, elle, ne repose plus sur les communautés humaines, elle n’a plus besoin de politique mais de mettre en place des « modes de gouvernance », lesquels « ne sont rien d’autre qu’un pilotage au service du capitalisme financier. La gouvernance est un lieu d’arbitrage temporaire, fugace ». La globalisation déterritorialise et rêve de faire disparaitre la diversité des cultures au profit de l’uniformisation des outils. Si elle se heurte à une partie de l’imaginaire français, sa dimension techniciste et uniformisatrice est aussi en phase avec un imaginaire rationnel issus des Lumières et incarné par Descartes et Condorcet qui voit dans l’élimination du politique au profit du technicien la marche du progrès.
Cette tradition, très théorique s’oppose à la finesse d’analyse et d’observation d’un Montesquieu qui constate que si la loi ne s’appuie pas sur les us et coutumes des peuples, elle peut générer la violence plus que l’union des volontés. Nous sommes encore déchirés entre ces deux visions. La première acte l’idée d’un homme maitre et possesseur de la nature, or « s’il est maitre de la nature, il est maitre de son destin, et s’il est maitre de son destin, il construit l’avenir par le Progrès et la Raison. (…) Pour Condorcet, la Vérité étant une, la marche du progrès étant universaliste, la loi (…) doit être unique et universelle, par-dessus les peuples et les lieux ». Le progrès ultime c’est donc de sortir du débat, de ne plus faire reposer la création du monde commun sur une dispute politique mais sur des solutions techniques et scientifiques. C’est ce que l’on appelle passer « du gouvernement des hommes à l’administration des choses ». Cette vision fait des hommes des entités rationnelles et du gouvernement, un exercice mathématique. Que l’Histoire montre l’inanité de ces représentations n’empêche pas qu’elles imprègnent une grande partie de nos élites. Celles-ci n’ont que le mot démocratie à la bouche, tout en cherchant à se débarrasser d’un peuple qui pense mal, vote mal et les empêche de mettre en place les solutions techniques efficaces seules à même d’adapter le marché intérieur à la globalisation.
La réponse européenne, réceptacle de l’imaginaire allemand
Cette contradiction entre l’imaginaire du peuple français et les références de la majeure partie de son élite affaiblissent le lien au politique et la confiance dans la parole politique. En revanche, cette façon de penser explique l’adhésion de ces mêmes élites au processus de construction européen : « Les Français sont tellement universalistes qu’ils confondent égalité et similarité. Le génie occidental et européen, c’est de faire de la diversité, du commun. Or les institutions européennes font l’inverse. Elles postulent que des procédures, une discipline unique rapprocheront les peuples, parce que si on les laisse à eux-mêmes, ils se font la guerre ». Le hiatus est que l’Europe, qui a été « vendue » aux Français par Mitterrand comme étant « la France en grand » s’est construite selon une logique qui laisse toute la place non à l’imaginaire français mais à celui des Allemands. Au moment de la réunification allemande, la grande crainte d’une partie de l’Europe est que l’Allemagne, en retrouvant à terme sa puissance, s’autonomise et se tourne vers l’est. Pour éviter cela, François Mitterrand propose à Helmut Khol de faire « une Europe qui soit l’Allemagne en grand, compatible avec son imaginaire. (…) Les nouvelles institutions sont adaptées à l’ordo-libéralisme allemand, où la procédure, la technique procédurale l’emporte sur le politique (…). L’imaginaire allemand assemble, discipline les Allemands autour de procédures. Le comment l’emporte sur le pourquoi. (…) Dans l’imaginaire allemand, le réel réside dans l’expérience des disciplines ou procédures partagées et à respecter, tandis qu’elle réside pour les Français dans la raison universaliste comme dépassement commun. » Ainsi l’Europe pense pouvoir faire l’économie des nations et des imaginaires des peuples en investissant sur la production de normes et de règles de fonctionnement. La mise en œuvre de procédures l’emporte alors sur la finalité de l’action. Les moyens comptent plus que la fin, ce qui est contraire à un imaginaire français qui, lui, cherche à répondre à la question du sens.
Cela explique les réticences de nombre de peuples à propos du fonctionnement de l’Europe. Cela explique aussi pourquoi les peuples ont voté contre la constitution européenne et pourquoi leurs élites politiques l’ont, malgré tout, imposée. Là où les peuples veulent rediscuter du lien entre le bon, le juste et l’utile, leurs élites ne se consacrent qu’à l’adaptation à marche forcée à un ordre néo-libéral qui aujourd’hui ne porte aucune promesse en termes de prospérité, de justice sociale ou de perspectives d’avenir.
Le chaos qui vient
Dans ce paysage bouleversé où la démocratie est perpétuellement mise en avant alors que la souveraineté populaire tente d’être systématiquement contournée, on assiste à la montée des droites nationales. Stéphane Rozès donne deux lectures à ces phénomènes.
La première, optimiste, permet d’analyser le réveil des nationalismes comme « un élément de rééquilibrage interne, permettant de retourner au génie européen qui est l’Europe des peuples et des nations ». La lecture pessimiste consiste « à lire l’accès de ces forces politiques au pouvoir comme une illusion du retour de la maîtrise par les peuples de leurs destins, car si ces mouvements s’inscrivent dans l’humus de l’imaginaire de leur culture, ils seront amenés à faire de telles concessions au néolibéralisme que le sceptre du pouvoir leur glissera mécaniquement des mains. ». Alors pour lutter contre le chaos qui vient, Stéphane Rozès propose de « remettre la globalisation dans le lit de la mondialisation des peuples », autrement dit de réinvestir la démocratie et de quitter le rêve technocratique d’administration des choses pour revenir au gouvernement des hommes. Les instances internationales et européennes ne doivent plus fonctionner comme un moyen de se passer de la souveraineté populaire et nationale. Elles doivent être « adaptées aux imaginaires des peuples et au génie des civilisations ».
Il n’y a pas de bonnes solutions techniques en soi en matière politique, « les bonnes décisions, les décisions efficaces sont celles qui sont appropriées à ce que sont les peuples et à leurs défis communs. Il y a bien un universel qui relie l’humanité. Mais il est illusoire et dangereux de penser par universalisme. Il n’y a pas de modèle unique qui serait une finalité. » Le cours de l’histoire n’épouse en rien celui voulu par les Églises ou les chapelles politiques et, à trop mépriser la souveraineté populaire, c’est à un retour du refoulé que s’exposent nos dirigeants. Or le retour du caractère archaïque de l’imaginaire des peuples passe le plus souvent par la violence et la guerre. Des perspectives peu réjouissantes.