Série d’été, épisode 3 : la côte Atlantique
Au début des années 1980, en Brière, la famille de Jérôme est une famille de ploucs.
C’est lui qui le dit, c’est aussi son créateur, Stéphane Hoffmann, pourfendeur de courtoisie sociale. Le frère s’appelle Jacky et est admiré par tous depuis qu’il est « passé » fonctionnaire, la mère est belle mais l’ignore : « la beauté, ça n’existe pas chez nous, c’est un truc pour les filles de Jours de France », et le père râle. Comme les vaches, on est ici heureux quand ou parce qu’on n’a pas d’ambitions. Pas de chance, Jérôme en a, de l’ambition, à revendre.
Il provoque un premier esclandre dans la famille lorsque ses relevés de comptes en banque tombent sous les yeux du père : horreur, abomination, Jérôme est économe et travailleur, et il pèse déjà trente mille francs. Traître aux goûts de luxe, telle est désormais l’étiquette qui lui colle à la peau, qui l’éloigne, l’isole, lui fait comprendre que sa différence ne lui donne plus droit à se sentir membre de sa famille.
Tout sent la vase
Orphelin par nature, Jérôme persiste : « je ne veux pas devenir comme eux ». Surtout quand il voit Jacky épouser Marie-Caroline, la fille d’un employé de banque de Saint-Nazaire, considérée comme une « fille de la haute ». Ils ont deux enfants, Kevin et Cindy ; Jérôme est là, observe, angoisse.
Il faut dire qu’en Brière, près des marais, là où tout sent la vase, il n’y a pas de place pour les grands discours, encore moins pour l’auto-critique : « un épisode qui sort de l’ordinaire sort aussi de la conversation ». Jérôme connaît alors, à dix-huit ans, un cauchemar pire que l’ennui ou le désœuvrement, un fardeau plus lourd que la frustration sexuelle ou les boutons d’acné : le mépris de gens objectivement plus méprisables que lui. Et c’est un déchirement de voir que l’on n’admirera jamais plus son père, que l’on n’appartient à rien, d’être en exil partout et nulle part. Quand Jérôme, parti étudier le droit, appelle sa mère pour lui annoncer qu’il a réussi ses examens, elle le rabroue. Comment cela, il a réussi, mais pas terminé ses études ? Il n’a pas de travail ? À ton âge, ton frère, etc. Après avoir regardé une dernière fois derrière lui, et noté cette sentence assommante : les filles de septembre 1981 « rêvent d’un homme qui les emmène à la mairie dans une Jaguar de location, puis à l’Auchan dans une R5 turbo toutes options », le héros stendhalien et balzacien part faire la saison à La Baule.
La Baule, plage bien coiffée
Changement de décor, sur cette plage bien coiffée, qui joue en été la comédie permanente de la bonne humeur. Ici, les bourgeoises délaissées jettent des oeillades et davantage aux serveurs depuis leurs matelas, la mer est douce et accueillante, les filles sont aussi belles que des cocktails à la mode, leurs cheveux brillent au soleil, elles montent à cheval sur la plage, elles ont des dents en forme de perles et des amoureux de saison. Dans les maisons proprettes, on prépare des déjeuners recouverts de mayonnaise, on fête les mentions au bac, les promotions, les avancements… « La Baule est un parc de loisirs pour personnes avec chandail sur les épaules ».
Jérôme apprend le plaisir facile et sans conséquences avec Annick, puis l’amour au goût de sel, grains de sable dans les cheveux avec Camille, seize ans, bourgeoise des pieds à la tête mais rebelle comme son âge le lui commande. Ils vivent une sorte de cavale, ils tombent d’accord sur la jeunesse, « un esclavage à prendre en patience ». Ils s’aiment en cachette, puis ils s’aiment malgré leur différence de classe, en Roméo et Juliette peu convaincus, ils s’aiment tout court, sous les yeux des parents de Camille. Le père est loin d’avoir la plus jolie femme de la plage, il reporte donc sa jalousie sur la fille.
Entré par la fenêtre dans la bourgeoisie
Jérôme-Bel-Ami-Julien Sorel-Rastignac n’a ni patience, ni sens des concessions. Il n’apprendra pas à nouer correctement son pull sur ses épaules, ni à saluer le patriarche, ou à fumer le cigare. Entré par la fenêtre dans cette bourgeoisie dont il rêvait, il n’a alors écrit que le commencement du préambule de sa vie. Il se sent exister parmi les filles qui dansent, il se sent enfin seul et fou de joie d’être seul. Et les marais odorants de la Brière s’effacent.
Stéphane Hoffmann, Des filles qui dansent, Albin Michel, 2017.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !