Comme beaucoup d’enfants de soixante-huitards, je n’ai − hélas − jamais cru au Père Noël… enfin, je n’y croyais pas jusqu’à cet hiver ! Certes, il n’a ni barbe blanche, ni hotte, ni rennes, mais il fait néanmoins l’essentiel du job : être l’incarnation du Bien absolu descendu sur Terre pour récompenser les gentils et fustiger les méchants.
Et comme ceux qui récompensent les gentils sont récompensés à leur tour par la providence, Stéphane Hessel se retrouve en tête de listes et de gondoles avec plus de 500 000 exemplaires d’Indignez-vous ! vendus à ce jour. La plupart des libraires sont en rupture de stock, j’ai dû moi-même photocopier un exemplaire pour pouvoir découvrir la méthode infaillible pour vivre heureux. Car c’est de ça qu’il s’agit. Stéphane Hessel nous livre pour 3 euros et 20 pages seulement les clés du bonheur. Nous ne ferons pas durer le suspense plus longtemps : cette clé, c’est l’indignation, mère de toutes les vertus puisque d’elle naît l’engagement salvateur.[access capability= »lire_inedits »]
Manque de chance : le 8 mai 1945, les Alliés suppriment le grand motif d’indignation d’Hessel
L’auteur ayant été un authentique résistant et un survivant à l’Holocauste, j’éprouve une certaine gêne à décrire le malaise, pour ne pas dire le dégoût qui m’a saisi à la lecture des présupposés de cette thèse. Pour aller vite − et croyez-moi, il vaut mieux aller vite pour ne pas s’énerver −, Stéphane Hessel explique que le nazisme a été la chance de sa vie : « Je vous souhaite à tous, à chacun d’entre vous, d’avoir votre motif d’indignation : c’est précieux. Quand quelque chose vous indigne comme moi-même j’ai été indigné par le nazisme, alors on devient militant, fort et engagé. » On est content pour lui, on le sera un peu moins pour six millions de juifs, vingt millions de Soviétiques et quelques centaines de milliers de Tziganes, homosexuels et autres trisomiques. Le XXe siècle étant celui de l’efficacité et de la vitesse, ni le vieillard gazé de Birkenau ni la fillette vitrifiée de Babi Yar n’auront pu apprécier à sa juste valeur ce climax d’indignation avant de comprendre ce qui leur arrivait mais, heureusement, l’auteur est là pour parler à leur place. Stéphane Hessel a eu une vie de rêve grâce à sa capacité à s’indigner ; cela n’engage que moi, mais j’aurais préféré qu’il ait eu une vie de merde et que le IIIe Reich n’ait jamais existé.
Tous ceux qui connaissent Stéphane Hessel savent qu’Apollinaire est son poète de chevet et L’Adieu du cavalier son texte de prédilection : il le déclame à ses amis comme sur les ondes dès que l’occasion s’en présente. Jusque-là, je trouvais cette manie innocente, voire charmante ; après la lecture d’Indignez-vous !, je me reproche plutôt de m’être laissé bercer par la si belle scansion du vieux sage sans avoir pris la mesure de ce qu’il pouvait mettre de lui-même derrière les paroles d’Apollinaire :
« Ah Dieu ! Que la guerre est jolie
Avec ses chants ses longs loisirs. »
Manque de chance, le 8 mai 1945, les Alliés mettent fin au grand motif d’indignation d’Hessel. S’ensuit une carrière de diplomate plutôt conventionnelle et quelque peu controversée. L’auteur nie plus que mollement quand des journalistes wikipédistes l’encensent pour avoir rédigé tout seul avec ses petits bras la Déclaration universelle des droits de l’homme. Certains historiens avancent au contraire qu’il en a surtout corrigé les fautes d’orthographe… Où est la vérité ? Eh bien, on s’en fiche, ladite Déclaration n’ayant jamais été appliquée nulle part, même pas en rêve…
Toujours est-il qu’on n’entendra plus guère parler de lui pendant quarante ans, jusqu’à ce beau matin du 18 mars 1996 où les associations de soutien aux sans-papiers qui occupent l’église Saint-Bernard l’intronisent tout d’abord médiateur et, très rapidement, conscience universelle. À dater de ce jour, Stéphane Hessel a un avis sur tout, auquel son grand âge et son CV inattaquable donnent plus de valeur qu’un arrêt du Conseil d’État. Certes, nous ne parlons là que de valeur morale mais ça tombe bien, avec l’euro, c’est la seule que notre pays accepte sans discussion possible.
Partant de là, tout coule de source : il y a les gentils qui s’indignent et puis s’engagent, tels que les définit Stéphane Hessel. En vrac : les rmistes, les sans-papiers, les altermondialistes, les écologistes et les militants d’associations humanitaires comme la LDH à Paris ou le Hamas à Gaza. Et puis, il y a les méchants : les Américains qui oppriment le monde, les sionistes qui tuent les petits enfants, les banquiers qui sucent le sang des pauvres et tous ceux qui ne sont pas d’accord avec lui. Contre ceux-là, comme le fit l’auteur depuis son plus jeune âge, il faut s’in-di-gner ! Et c’est sans doute là que, justement, ce livre devient discrètement abject.
Que ça plaise ou non, Stéphane Hessel fait aujourd’hui figure de « passeur d’histoire ». On peut à ce titre, même en étant en total désaccord avec ses assertions, admettre qu’il justifie − au prix de quelques états d’âme − le terrorisme des Gazaouites. Certes, on suppute que quelques lecteurs enthousiastes ne manqueront pas d’en déduire un parallèle évident entre Tsahal et les Waffen SS mais, cela, Hessel ne l’écrit pas : on ne lui en fera donc pas procès, on le laissera seulement se débrouiller avec sa conscience, idem pour ses groupies Laure Adler, Pierre Haski ou Mouloud Aounit…
En revanche, quand l’ancien résistant établit noir sur blanc un parallèle entre ses engagements de 1940 et les manifestations contre la réforme des retraites (auxquelles, d’ailleurs, j’ai moi-même participé), on a juste envie de crier au fou !
La grande conscience invente le relativisme absolu
Il y a le révisionnisme qu’on connaît et qu’on sait combattre. N’importe qui de suffisamment équipé sait répondre à coups de claques ou d’arguments à qui prétend qu’on n’a gazé que des poux à Auschwitz. Mais, pour étayer sa théorie générale de l’indignation, Stéphane Hessel en invente un nouveau, méchamment plus pernicieux : le relativisme absolu. Guernica ou Seveso, Guy Môquet ou Malik Oussekine, le statut des juifs ou la réforme des retraites, tout se vaut, tout se tient puisque tout est matière à la même légitime et « précieuse » indignation, au même indispensable engagement citoyen. Le XXIe siècle sera celui de l’Holocauste low-cost.
Le plus drôle dans tout ça, c’est que Stéphane Hessel ne cesse, dans son livre, de se définir comme hégélien et excipe volontiers de sa qualité de disciple de Merleau-Ponty (au passage, ce garçon a une tendance prononcée au name dropping mais, à son âge, on lui pardonnera volontiers). Toujours est-il, qu’on aura rarement vu hégélien aussi hermétique à toute forme de dialectique. En vérité, d’Hegel, il n’aura retenu que le sens de l’Histoire tel que le comprend un élève moyen de terminale L. L’Histoire qui va forcément dans le bon sens : des ténèbres vers le progrès. Une fois cette évidence posée, il n’y a plus qu’à bricoler le corpus théorique qui va avec cette weltanschauung de Père Noël. Si ça se trouve, vous en vendrez 500 000 exemplaires pour les fêtes !
Contrairement à Stéphane Hessel, Albert Camus n’a pas fréquenté Normale sup’. Ça ne l’a pas empêché de comprendre que la vertu n’était pas si vertueuse et que l’homme indigné d’aujourd’hui fera un parfait bourreau dès demain. Il l’explique en termes assez sanglants dans son introduction à L’Homme révolté : « À partir du moment où, faute de caractère, on court se donner une doctrine, dès l’instant où le crime se raisonne, il prolifère comme la raison elle-même, il prend toutes les figures du syllogisme. Il était solitaire comme le cri, le voilà universel comme la science. Hier jugé, il légifère aujourd’hui. On ne s’en indignera pas ici. »
Je ne m’indignerai donc pas que Stéphane Hessel ait été décrété prophète en son pays qui se trouve être le mien. Mais j’aimerais comprendre… Justement, j’ai bien peur d’avoir compris, et là, entre nous, j’ai vraiment peur.
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