Stéphane Denis, auteur de plus de quarante romans, habitué des cabinets ministériels à la fin des années 1970, prix Interallié en 2001 pour Sisters, nous offre un court roman dynamique et mordant, politiquement incorrect, dont le style rappelle celui de Paul Morand lorsqu’il écrivait Ouvert la nuit. Dans ce recueil de nouvelles, Morand évoque les rapports amoureux entre les hommes et les femmes de manière assez sombre. C’est aussi un prétexte pour voyager dans une Europe brisée par la Première Guerre mondiale. Stéphane Denis, quant à lui, nous convie à assister à une conversation, souvent brillante, entre un haut fonctionnaire de l’ONU, prénommé Munzu, et une jeune archéologue fraîchement mariée, Calliope. Ils sont dans un train immobilisé au milieu d’une morne plaine d’Europe centrale. À la différence du livre de Morand, les deux personnages principaux sont à l’arrêt, menacés par les drones de la guerre toute proche et les mafias locales qui s’adonnent aux pillages. Ils ne savent pas si ce faux Orient-Express parviendra à destination : Prague. Inutile de s’étendre davantage sur la symbolique de la situation.
Calliope attend Ben, son mari géomètre, parti à la recherche de la voiture-bar. Il semble déjà l’oublier. Alors le dialogue commence entre la jeune femme et le haut fonctionnaire. Elle porte essentiellement sur les femmes, et l’expérience de Munzu éclaire la candide Calliope. Elle finit par ne plus guetter le retour de Ben. Le récit, à la fois drôle et cynique, du diplomate a en effet de quoi refroidir ses ardeurs. Stella, son ex-épouse, est décrite de façon glaçante. C’est le parangon de la castratrice. « Certaines femmes, confesse le diplomate, sont nées pour diriger la planète, intervenir, juger, censurer, mesurer, sanctionner et pardonner, et Stella était de celles-là : tout au long de notre brève vie commune, qui me paraissait curieusement, après sa mort, aussi interminable, mystérieuse et profonde que ces cours de récréation où nous avons joué à dix ans et qui sont en fait de minuscules préaux d’école ; je n’avais jamais rien pu entreprendre de grand. » Stella, qu’il a épousée en Afrique du Sud, va mourir ; puis se réincarner, à deux reprises, pour continuer de tourmenter le diplomate. Les rebondissements sont originaux et donnent du rythme à l’histoire.
Les sentiments amoureux en prennent un sacré coup. Conclusion du diplomate : « Je pense que de nombreux hommes de mon âge feront comme moi dans les années à venir ; l’amour est devenu trop dangereux pour ma génération. » C’est pourtant rassurant un homme en pantalon de velours côtelé et chaussures John Lobb, qui cite Paul Claudel, dans un train arrêté au milieu de nulle part.
Stéphane Denis jette un regard désabusé sur un monde, celui du bon goût, en voie d’oblitération. Les oukases féministes, défendus par une idéologie woke mortifère, totalement coupée de la réalité anthropologique, ne font que scléroser notre bien le plus précieux : la vie. Et pourtant, certains détails méritent qu’on s’y accroche. Exemple, à propos du jean de Calliope, la bondissante : « Sur n’importe quelle autre femme, son jean eût été un jean de plus parmi des milliards de jeans ; sur elle, il montait au ciel. » Ce petit détail vous empêche de croire à la fin du sentiment amoureux.
Stéphane Denis, La fin du sentiment amoureux, Grasset. 112 pages.