Dans un roman de Stéphane Denis, les riches ressemblent vraiment à des riches. En ces temps d’exil, la télévision enquête presque toutes les semaines sur cette étrange peuplade, son goût pour la banlieue de Bruxelles, sa quête obsessionnelle d’« optimisation fiscale » et sa détestation d’une France rancunière et soviétisée. Le plus souvent, le petit écran n’épingle que quelques sportifs professionnels et stars du show-biz qui, malgré les appels répétés à la prudence, ne peuvent se passer du tintamarre médiatique. Ils sont irrécupérables. Leur lourdeur réussit même à irriter d’impassibles banquiers helvètes et des juges à bout de nerfs. La richesse s’accommode mal du tapage, elle se repaît de discrétion et d’opacité. Les avocats d’affaires détestent le scandale. Ils sont payés pour le faire taire. L’argent est une chose trop sérieuse pour en parler publiquement au Journal de 20 heures et exposer ses tracas de fin de mois à l’oreille de la ménagère. Dans son dernier roman Les dormeurs, Stéphane Denis s’intéresse à ces familles dont le patrimoine dépasse allègrement les 200 millions d’euros et flirte, en réalité, avec le milliard. Ces personnes physiques font appel à diverses officines pour mettre à l’abri leurs éconocroques. Philip Julius, le héros du roman, est un homme de confiance installé à Genève et « spécialisé dans les transferts de fonds et la gestion de fortune ». Tour à tour prête-nom, transporteur de valises, homme de paille, avocat inscrit au barreau de New-York et féru de droit maritime, Julius est un fantôme. Insaisissable. « C’est un métier, la fortune des autres » a-t-il coutume de dire. Il passe les frontières comme d’autres ouvrent un livret A à la Caisse d’Epargne. Sans passé, sans avenir, sans attaches. Fatigué par cette vie d’emprunt, il séduit le lecteur par son habileté à se fondre dans un monde clos, ici les « super riches », à en prendre les habitudes dérisoires et les travers meurtriers. Stéphane Denis a toujours excellé dans le portrait sec et évanescent de personnages en rupture de milieu. Si Philip Julius était juste un escroc à la petite semaine ou un magicien capable de faire disparaître une fortune à un endroit et de la faire réapparaître à un autre sans passer par la case « impôts », le roman n’aurait que peu d’intérêt. Ce n’est pas la première fois qu’un écrivain décrypte les turpitudes des évadés fiscaux, les relations d’Etat à Etat, les circuits parallèles, les secrets bancaires et la machine judiciaire prête à s’emballer à la moindre facturette douteuse. Avec Stéphane Denis, vous avez beau vous trouver dans une maison qui vaut entre 6 et 8 millions de francs suisses, posée en plein vignoble, ou dans un Hôtel de luxe, le Beau Rivage, au bord du lac, vous serez toujours ramené à l’Ouest parisien, dans les années 60-70, du côté des immeubles Walter ou de la Villa Herran, rue de la Pompe, Paris XVIe. Cette fidélité géographique, Denis l’explore depuis une vingtaine de romans. Elle est délicieusement mélancolique. Cette musique touche par son écho nostalgique. Ce court roman à suspense (136 pages) vaut par sa précision documentaire, notamment la situation des banques suisses dans un marché financier globalisé où d’autres places, Singapour ou Hong-Kong par exemple, offrent aujourd’hui de très attractives garanties mais aussi par le portrait fidèle de ces milliardaires. Entre les russes « dingues de sécurité » qui se baladent dans de vieux Antonov de l’Armée Rouge et ces familles très fortunées qui détestent le déballage au grand jour, Stéphane Denis a le don pour alpaguer les coureurs de dot, les notaires véreux et ces nouveaux riches, à la réussite financière trop éclatante, qui finiront bientôt en garde à vue.
Les dormeurs, Stéphane Denis (Grasset)
*Photo : Nouhailler.
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