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Devoir de mémoire, dites-vous?

"Stella, une vie allemande". un film allemand de Kilian Riedhof, le 17 janvier 2024


Devoir de mémoire, dites-vous?
© Kinovista

Les bonnes intentions affichées ne font pas forcément le meilleur cinéma. La preuve en est une nouvelle fois apportée par le film de Kilian Riedhof, d’après le livre controversé de Takis Würger.


Actrice fétiche du cinéaste Christian Petzold, son compatriote, – cf. Transit (2018), Ondine (2020) et Le Ciel rouge, sorti chez nous en septembre dernier – Paula Beer, 28 ans, affectionne les rôles « dérangeants », comme on dit. La voilà qui endosse cette fois le rôle-titre de Stella, dans un contre-emploi hardi sous la houlette de Kilian Riedhof, autre réalisateur allemand dont l’unique long métrage au compteur, La dernière course, remonte à l’an 2013.

« Inspiré de la véritable histoire de Stella Goldshlag », prend soin de nous avertir le trio de scénaristes qui, à partir d’un roman controversé du journaliste Takis Würger paru en 2019 sous les cieux germaniques puis en traduction française aux éditions Denoël, s’est emparé d’« une vie allemande » –  le sous-titre du film. Le récit s’amorce dans le Berlin des années 30 où Stella, fille unique de parents juifs, se rêve en chanteuse de jazz.

Le réalisateur allemand Kilian Riedhof (c) Kinovista

Les allègres répétitions musicales entre potes dans le logis petit-bourgeois parental sont contrariées par les premières mesures de persécution du régime contre les Juifs. Echouant à obtenir un visa pour l’étranger, bientôt privée d’emploi, mise en esclavage dans une usine d’armement sous le régime du travail forcé, la jeune blonde aux yeux bleus dotée de traits supposément « aryens », jamais identifiée comme Juive, échappe miraculeusement aux rafles. Elle finit tout de même par être repérée. Placée en détention, torturée, Stella se résout, pour protéger ses parents de la déportation (comme on s’en doute, elle n’y parviendra pas) à pénétrer les cercles de l’enfer : livrant ses proches à la Gestapo, se faisant passer pour résistante dans le dessein d’infiltrer les réseaux clandestins, s’abandonnant dans les bras de plus ou moins jeunes amis-amants en vert-de-gris. Bref, la voilà devenue suppôt des nazis.

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Au-delà même de la disparition des siens à Theresienstadt, étape des happy few avant Auschwitz comme l’on sait, la jeune taupe fera du zèle, dénonçant à tour de bras – jusqu’à la défaite du Reich. Dans une seconde partie, le film retrace la vie de Stella qui trouve un dénouement pathétique dans son suicide tardif, à l’âge de 72 ans, après quelques tentatives ratées : une fois purgée sa peine de 10 ans dans les camps soviétiques, la dame affronte un nouveau procès à son retour à Berlin-Ouest, mais la clémence du tribunal de la jeune RFA lui évitera dix ans de détention supplémentaire, la confusion des peines étant appliquée en sa faveur.

De quoi Stella, une vie allemande est-il le procès ? De la barbarie nazie ? L’affaire est entendue depuis longtemps. D’un peuple germanique pusillanime, veule, aveugle, complice, fanatisé ? Là encore, rien de neuf sous le soleil. De la forfaiture absolue, germinée au sein même de la communauté israélite allemande, et dont Stella serait l’incarnation ambivalente (car à la fois otage, instrument, rouage efficient du système) ?  De la tartufferie de la société démocratique ouest-allemande face à ses crimes passés ? Ou un peu tout cela, placé dans le panier à lessive du sacro-saint « devoir de mémoire » ?

Les bonnes intentions affichées ne font pas forcément le meilleur cinéma. De fait, le propos, ici, se retourne contre lui-même : à force de prétendre expliquer dans quel étau moral se voit piégée la demoiselle (la vie des autres sacrifiée à la survie de ses parents, puis le sauvetage de sa propre existence contre l’immolation de milliers d’innocents sciemment jetés par ses soins dans la gueule du loup), le film fait de ce pitoyable cas d’espèce une héroïne cornélienne, à laquelle nous sommes spécieusement conviés à nous identifier, sur le registre :  «  et moi, à la place de Stella, qu’est-ce que j’aurais fait ? ». Cette personnalité suprêmement détestable s’offre ainsi en holocauste – c’est le cas de le dire – aux troubles latences antisémites que le discours sous-jacent du film ne manquera pas de réveiller chez quelques-uns. Attiser les braises de la mémoire pour brûler une Juive en effigie n’est pas du meilleur goût.

A l’écueil du malentendu sur ces visées décidément ambigües, s’ajoute la pénible malfaçon esthétique de la réalisation. Le chromo saturé des reconstitutions d’époque, des costumes, des ambiances urbaines, contredit la pétition de véracité dont s’enorgueillit la promo. Au point que le spectateur ne peut s’empêcher de trouver douteusement complaisant la façon dont Stella , d’un bout à l’autre, fait étalage à ses côtés de photogéniques jeunes mâles teutons aux faux airs de model boys, torse nu si possible, comme si la soldatesque à croix gammée était secrètement le premier objet de fascination du cinéaste… Les séquelles du nazisme trouvent ainsi une résurgence dans l’impudente exploitation de la rente mémorielle à l’enseigne du cinoche, au prix du kitsch le plus tarte. Affligeant.

Stella, une vie allemande. Film de Kilian Riedhof. Avec Paula Beer. Allemagne, couleur, 2023. Durée : 2h. En salles le 17 janvier.



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