Stasi, la préhistoire du voyeurisme


Stasi, la préhistoire du voyeurisme

surveillance généralisée stasi

Si on la compare à d’autres polices politiques, et en particulier à celle du grand frère russe, le NKVD, remplacé en 1954 par le KGB, la Staatssicherheit, police d’État créée en février 1950, s’est montrée très modérément meurtrière. Même si la sinistre organisation s’est rendue coupable d’arrestations arbitraires, voire d’enlèvements pratiqués à l’Ouest, de tortures et, de façon beaucoup plus exceptionnelle, d’assassinats politiques, la Stasi a adopté, à partir de la fin des années 1950, une approche à la fois originale et très ambitieuse de la sécurité d’État, passant de la répression à la « prévention ». En accord avec l’ambition des dirigeants est-allemands qui voulaient que le Parti, le SED, englobe toute la société, priorité est donnée, à partir des années 1960, à l’« éducation des citoyens ». Le moins qu’on puisse dire est que la Stasi a pris ce programme très à cœur.[access capability= »lire_inedits »]

Erich Mielke, son chef tout-puissant de 1957 à 1989, a vite compris l’intérêt de laisser en place les groupes d’opposition et de les infiltrer ou d’en isoler graduellement les membres en utilisant toutes sortes de stratagèmes : lettre de dénonciation, tracasseries administratives, gel de la promotion, amputation du salaire, message anonyme envoyé à l’épouse ou l’époux pour dénoncer une infidélité imaginaire, ou encore aux amis pour dénoncer le citoyen suspecté… comme agent de la Stasi.
Dans certains cas, les méthodes d’intimidation témoignaient d’un degré d’inventivité extrême. Ainsi, les agents de la Stasi n’hésitaient pas à s’introduire chez les citoyens placés sous surveillance pour y dérober tous les rouleaux de papier hygiénique, déplacer les objets ou le mobilier de la maison ou tout simplement laisser le courrier ouvert bien en évidence dans la boîte aux lettres. L’essentiel étant, plus encore que de surveiller, de faire savoir aux « suspects » qu’ils étaient surveillés ou susceptibles de l’être. Afin d’exercer un contrôle plus efficace sur la population, les services d’Erich Mielke s’appuyaient également sur presque 200 000 Inoffizielle Mitarbeiter, les « informateurs non-officiels », recrutés de manière temporaire et très discrète parmi les habitants de toutes origines auxquels on proposait de rendre un « service » qui allait d’un simple dépôt de courrier dans une boîte aux lettres jusqu’à la rédaction de rapports circonstanciés et quotidiens sur les proches, les amis, voire l’époux ou l’épouse.

Pour rendre ce genre de service, il ne fallait pas contacter la Stasi : c’était elle qui vous contactait. Chacun était libre d’accepter ou de refuser. Il s’agissait simplement de tester la résistance à l’incitation, le dévouement à la cause du Parti ou, au contraire, la déloyauté, invariablement consignés dans un rapport qui allait grossir les archives dont on a retrouvé plus de 180 kilomètres après la réunification allemande, en dépit des efforts désespérés pour en détruire le plus possible après l’annonce de la chute du Mur. La Stasi qui, au plus fort de son activité, employait 91000 personnes et possédait au moins 5 millions de dossiers sur un total de 17 millions d’habitants, a pu ainsi, pendant quarante ans, rendre les Allemands de l’Est complètement paranoïaques.

Cependant, les efforts de la sinistre agence de renseignement pour contrôler l’Allemagne de l’Est apparaissent aujourd’hui dérisoires au regard du développement des moyens de contrôle parfaitement démocratiques, comme la vidéosurveillance, les radars automatiques, voire les écoutes judiciaires – à condition qu’elles ne se retrouvent pas sur la place publique… Ce qui pose une question : pourquoi investir autant de moyens humains et financiers dans la surveillance quand on peut tout simplement laisser les individus faire ce travail eux-mêmes ?

Dans Surveiller et punir, Michel Foucault reprenait le célèbre motif du panoptique de Jeremy Bentham, sorte de prison modèle dans laquelle un gardien, logé dans une tour centrale, avait la possibilité d’observer tous les prisonniers, enfermés dans des cellules individuelles autour de la tour, sans que ceux-ci puissent savoir s’ils étaient observés et sans qu’ils puissent s’observer les uns les autres. Ce dispositif devait, nous dit-on, susciter un « sentiment d’omniscience invisible » chez les détenus, identique à celui que cherchaient à créer les voleurs de papier toilette de la Stasi chez les malheureux qui se trouvaient dans leur viseur. Bentham, cependant, n’était pas uniquement un concepteur de prison. En tant que père de la philosophie utilitariste, il a anticipé l’évolution déterminante qui voit aujourd’hui l’existence d’une partie de l’humanité tout entière déterminée par la recherche de l’épanouissement matériel. Comme l’a fort bien pressenti et théorisé Bentham, les individus contemporains ne cherchent qu’à « maximiser » leur plaisir, en procédant à un calcul hédoniste et relationnel. Et pour que le plaisir soit complet, il convient aussi d’en tenir informé ses congénères.

Foucault avait également anticipé les possibles applications du panoptique à l’ère de l’open space. Le concept d’aménagement de « bureaux paysagers », conçu par les frères Eberhard et Wolfgang Schnelle, tous deux consultants en Allemagne dans les années 1950, au moment où la Stasi était créée de l’autre côté du Mur, a en effet influencé les pratiques, les manières d’être et les comportements, instaurant un nouveau rapport au monde qui se déploiera avec l’avènement du Web 2.0. L’ère de l’open space est devenue l’ère de la transparence, dans laquelle la multiplication des revendications individuelles se conjugue à l’obsession de la visibilité. Mais contrairement à ce qui se passe dans le panoptique de Bentham, les surveillés sont aussi les surveillants, s’observant les uns les autres avec autant d’assiduité qu’ils se donnent en spectacle. Sans sombrer dans le syndrome « Big Brother », on admettra que certains chiffres donnent le tournis. Facebook compte aujourd’hui 1,3 milliard d’utilisateurs (26 millions en France), Twitter 242 millions (4,5 millions en France). À cela s’ajoutent Linkedin, Tumblr, Pinterest, Google+ ou Instagram qui totalisent presque 800 millions d’utilisateurs (dont la plupart possèdent déjà un compte Facebook).

Même si tout le monde ne se sent pas obligé de dévoiler généreusement sa vie privée et les photos de ses vacances sur son compte personnel, ce nouveau mode de socialisation numérique modifie graduellement le rapport que nous entretenons à notre propre intimité et notre conception des relations sociales, transformées en une véritable économie relationnelle par les réseaux sociaux. Sans compter les fiches de renseignement que nous fournissons à la création d’un compte personnel ou professionnel – alimentant des dossiers qui s’enrichissent continuellement d’éléments nouveaux sur nos goûts, nos activités voire nos orientations politiques –, ce village numérique, que Marshall McLuhan n’aurait pas envisagé dans ses rêves les plus fous, nous amène à quantifier très précisément la valeur des amitiés nouées sur Internet à coup de « like », de « tweet » et autres signalétiques qui permettent de monnayer sa popularité, marchandise plus précieuse que toute autre à l’ère 2.0. Ainsi, derrière le décor idyllique dépeint par les généreux discours sur le partage global se profile un futur moins séduisant : celui d’une société dans laquelle des relations codifiées à l’extrême par l’omniprésence des réseaux sociaux se mesureront seulement à l’aune de la maximisation du plaisir, de l’optimisation de sa visibilité et du caractère strictement utilitaire des rapports humains, tout cela au nom de l’amélioration constante de la communication entre les hommes. Nous n’en sommes pas encore là, c’est certain, mais les ex-agents de la Stasi qui sont encore en vie de nos jours doivent se dire qu’ils ont loupé quelque chose. Peut-être le rapportent-ils très consciencieusement sur le statut de leur compte Facebook.[/access]

*Photo: Film, La vie des autres, Florian Henckel von Donnersmarck

Avril 2014 #12

Article extrait du Magazine Causeur



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