Ecrivain antitotalitaire, on découvre aujourd’hui un de ses chefs-d’œuvre encore inconnu en France, Les aventures du pilote Pirx (Actes Sud)
Lire des romans apporte bien sûr une part de divertissement, mais on peut les lire aussi pour apprendre quelque chose sur le réel. La science-fiction, en particulier, n’échappe pas à cette faculté, l’imagination souvent échevelée de ses auteurs reposant parfois sur une vraie ressource de prospective. L’armée américaine s’en était rendu compte. Depuis les années 50, elle fait appel à des auteurs de SF pour découvrir des intuitions nouvelles sur les guerres de l’avenir, qui se dérouleront au milieu des étoiles. Récemment, en France, le ministère des Armées a réuni, sous l’appellation de « Red Team », une dizaine d’écrivains de SF, scénaristes ou illustrateurs, pour contribuer à élaborer l’avenir de la Défense.
Un classique de la SF
Il serait possible d’examiner aussi, parmi les grands classiques de la littérature SF, ceux auxquels on pourrait faire jouer ce rôle. Un Stanislas Lem, incontestablement, serait tout trouvé, lui dont les nouvelles ou les romans donnent des descriptions très réalistes d’une société future prise dans ses contradictions les plus humaines. En somme, Lem pourrait être toujours une sorte d’annonciateur lucide de ce que sera le monde de demain, lorsque l’homme aura colonisé l’espace, et qu’il voyagera entre les planètes avec autant de facilité qu’une voiture entre Paris et Nice.
À ce titre, le recueil de nouvelles de Lem, Les Aventures du pilote Pirx, qui vient de paraître chez Actes Sud, en est la plus parfaite illustration. Le pilote Pirx, familier sans doute de beaucoup de lecteurs de SF, a été le héros récurrent d’un certain nombre de nouvelles de Lem. Précisons que ce recueil est initialement paru en polonais en 1965, donc quelques années avant que l’homme ne pose le pied sur la Lune. Lem a tout imaginé de A à Z, avec une profusion de détails extraordinaire. Bien sûr, certaines de ses prévisions se révélèrent fausses ou inexactes, mais il a su toujours insuffler un arrière-fond extrêmement cohérent et rationnel, voire philosophique, aux événements qu’il décrivait.
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Aussi bien, Lem avait sélectionné des thèmes qui, selon toute probabilité, ne cesseront de hanter les hommes durablement. Dans « Le test », par exemple, il met en scène un vol spatial qu’un aléa ridicule risque de compromettre, une mouche entrée par hasard dans le cockpit. Comme si, dans un monde où la technologie est devenue hyper-sophistiquée, il restait néanmoins toujours l’éventualité d’une petite faille qui pouvait tout faire échouer. De plus, cette très belle nouvelle, dans son dénouement, propose un retournement de situation à travers l’inquiétude majeure de la réalité virtuelle et de ses effets. Lem s’interroge ainsi sur le vrai et le faux, et on voit bien que l’homme (même celui du futur) sera toujours aux prises avec cette question du relativisme.
Le robot, ami et ennemi
L’un des sujets de prédilection de Lem est évidemment celui du robot, allié de l’homme, mais en même temps son pire ennemi (exactement comme l’inoubliable ordinateur-robot HAL, dans 2001, l’Odyssée de l’espace de Kubrick, en 1968). La nouvelle intitulée « La traque » se passe sur la Lune, où un robot très puissant, le « Setaur » (Système Électronique Ternaire Autoprogrammé Racémique), a reçu un choc accidentel sur son « cerveau », ce qui l’a littéralement rendu « fou ». Quasi invincible, grâce à son blindage, et possédant comme arme un laser très efficace, il devient un danger redoutable pour l’homme. Il faut le neutraliser. Comme le remarque Lem : « de nombreux ingénieurs comprirent vraiment à cette occasion qu’ils avaient créé une machine parfaite dont nul ne pouvait prévoir les agissements ». La nouvelle s’achève sur un duel presque classique entre Pirx et le robot, au milieu du magnifique paysage lunaire. Pirx a l’impression que le robot ressent des émotions, lorsque la machine, croyant avoir affaire à un allié, hésite à tirer sur lui : « Cette incertitude, cette hésitation que Pirx comprenait parfaitement avait un caractère si étrangement proche et humain qu’il en eut la gorge serrée. » Quand le robot « Setaur » est détruit, à la fin de la nouvelle de Lem, on ressent le même pincement au cœur qu’en assistant à la scène célèbre du film 2001 où l’ordinateur HAL est débranché, et s’éteint pour toujours, en une lente agonie presque humaine.
Une critique de la société totalitaire
Stanislas Lem, dans ces dix histoires, aborde encore d’autres thèmes typiques de la SF, comme l’existence des extra-terrestres, perspective angoissante s’il en est. Ses descriptions des vaisseaux spatiaux et des voyages intergalactiques sont très minutieuses, et raviront les amateurs de science-fiction vintage. Il narre aussi, de manière plus terre à terre, si l’on peut dire, la réalité de vie de son pilote Pirx, triste et grise, faite d’ennui et de solitude. Ici, pas de Barbarella pour égayer les heures perdues ! Du coup, à travers cet univers morose, on sent transpercer une critique indirecte de la société totalitaire, dans laquelle le Polonais Lem vivait, et qu’il a toujours détestée profondément. Ses nouvelles ont donc aussi une certaine dimension politique. Au fil de toutes ces aventures, Lem présente son héros Pirx, à différents âges, comme un homme solitaire, intelligent et débrouillard, qui parcourt l’espace interstellaire dans toutes sortes de fusées, sans beaucoup d’illusions cependant sur la vie qu’il mène : « Il avait l’impression, écrit Lem, d’être un vieux loup cosmique, un routier du vide qui a pour maison les planètes et un vieux scaphandre comme tenue préférée, qui est toujours le premier à voir l’approche de météores, à lancer le sacro-saint avertissement : Attention ! Un essaim ! » Au milieu de tout ceci, notons-le, jamais l’existence d’un Dieu n’est évoquée, comme si les êtres humains étaient enfin parvenus à s’en débarrasser définitivement… mais pas forcément pour le meilleur. Le bonheur, ainsi que tout espoir, se sont apparemment esquivés, dans cet univers profondément pessimiste de Stanislas Lem ‒ proche en cela de l’Américain Philip K. Dick, le seul auteur de SF auquel il aimait rendre hommage.
Stanislas Lem, Les Aventures du pilote Pirx. Traduit du polonais par Charles Zaremba. Éd. Actes Sud, coll. « Exofictions », 23 €.