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Arnaud Desplechin, une vie pour le cinéma

Spectateurs !, d’Arnaud Desplechin, actuellement dans les salles


Arnaud Desplechin, une vie pour le cinéma
Spectateurs ! d'Arnaud Desplechin (2025) © Les films du losange

Il est souvent intéressant d’essayer de comprendre pourquoi un créateur produit des œuvres d’art. Lui-même ne le sait pas, souvent. Vient alors le temps de l’introspection. Le romancier écrit ses Mémoires, et le cinéaste tourne un documentaire sur son enfance. C’est difficile de parler de soi, c’est même périlleux. Et puis, est-ce que ça intéresse vraiment le public ? Je crois bien que oui, en fait.

Prenons le nouveau film d’Arnaud Desplechin, Spectateurs !, dans lequel le cinéaste, à l’instar de Leos Carax récemment dans C’est pas moi (2024), égrène ses souvenirs liés au cinéma : sa vocation de cinéphile d’abord, puis de cinéaste.

Desplechin est un très bon cinéaste, selon moi, dont certains films m’ont plus que touché, comme Frère et Sœur (2022) avec Marion Cotillard. Spectateurs ! est un documentaire, avec quelques passages de fiction. Desplechin se met, et même se remet en scène, dans une « Reprise » au sens kierkegaardien du terme qui dévoile sous un jour nouveau une vie consacrée au 7e art, et la reconstitue dans toute sa fraîcheur initiale, qu’on croyait disparue. Le cinéma seul permet d’accomplir cette résurrection par l’image, comme aurait dit Jean-Luc Godard.

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L’art de la citation

De même que Godard justement, Desplechin se passionne pour la naissance du cinéma. La peinture préfigurait cet art, démontre-t-il, puis la photographie dont Desplechin nous montre ses exemples favoris. Ensuite, il passe au cinéma proprement dit, le muet en noir et blanc des frères Lumières, et celui en couleur. Nombre d’extraits de films émaillent le propos de Desplechin. Ils sont adroitement agencés et créent un effet agréable. On en reconnaît la plupart. Citer un livre ou un film demande de la dextérité, et Desplechin en possède suffisamment pour que ces brefs collages aient un sens. En général, la critique n’aime pas les citations. Mais si on retirait à Montaigne tout ce qu’il a recopié chez les grands auteurs, on se priverait du plaisir de la dégustation. Cela manquerait de sel. Desplechin sait citer. Il rend un hommage instructif à ses illustres devanciers. Il paie sa dette. Il peut s’agir de Fantômas, que sa grand-mère, jouée par une émouvante Françoise Lebrun, l’emmène voir au cinéma, quand il est enfant, ou, plus tard, de Persona de Bergman, ou encore de films de Coppola, etc., etc. Desplechin a le film fétiche facile, et cela est plutôt sympathique.

Le tournant de « Shoah »

Desplechin s’arrête longuement, aussi, sur le film Shoah de Claude Lanzmann, qui l’aura bouleversé. C’est une très belle séquence, dans laquelle il nous raconte comment il l’a vu pour la première fois dans un cinéma parisien, au début des années quatre-vingt. « Ma vie en a été changée », confie Desplechin dans le commentaire off. Grâce à ce film, assure-t-il, les six millions de victimes assassinées par les nazis bénéficient du dernier accompagnement dont elles ont été privées. Desplechin précise qu’il n’est pas juif, il est chrétien, dit-il. Mais la vision du film de Lanzmann le met dans la nécessité de prendre parti. Shoah est la seule réponse possible à un « événement sans réponse », et elle est donnée par le cinéma. Desplechin en profite pour évoquer son amitié avec Claude Lanzmann, qu’il a bien connu, et qu’il décrit comme « fou, raisonnable et d’une tendresse inouïe ». J’ai beaucoup aimé également, toujours à propos de Shoah, la séquence de Spectateurs ! qui se passe à Tel Aviv, où Desplechin se rend pour interviewer, d’ailleurs un peu à la manière de Lanzmann, une journaliste israélienne qui avait écrit, note-t-il, un article inoubliable au moment de la sortie du film.

L’histoire du fameux Bal Shem Tov

Desplechin ne quitte pas tout de suite l’univers juif, le temps de s’entretenir avec le cinéaste new-yorkais Kent Jones. Ils évoquent tous les deux Hélas pour moi (1993) de Godard. Kent Jones répète à Desplechin l’histoire juive, recueillie jadis par Gershom Sholem dans un de ses livres, que Godard a mise en exergue de son film. Vous la connaissez peut-être, on la doit au fameux Baal Shem Tov. Dans les périodes difficiles, celui-ci se rendait dans la forêt, allumait un feu et priait en silence. La chute de cette parabole, pointant la décadence spirituelle moderne, a des allures typiques de blague juive : « Nous ne savons plus allumer le feu, nous ne savons plus dire les prières, nous ne connaissons même pas l’endroit de la forêt, mais nous pouvons encore raconter l’histoire. » À méditer.

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Spectateurs ! nous prouve, s’il en était besoin, la sensibilité d’Arnaud Desplechin. Il évoque ce qu’il aime, ce qui est important à ses yeux. Cet autoportrait est d’une subjectivité délibérée, tel le reflet d’un visage sur un miroir. « La réalité, elle scintille sur l’écran… », reprend-il plusieurs fois. Certes, le temps qui passe ne reviendra jamais, emportant avec lui des êtres chers, comme sa propre mère dont Desplechin nous entretient au début. Spectateurs ! m’a paru baigné d’une grande et élégante mélancolie. Ce qui fait la différence, c’est le sentiment d’étonnement et de saisissement assez agréable qui se communique au spectateur − à l’image du train des frères Lumière entrant en gare de La Ciotat.

Spectateurs !, d’Arnaud Desplechin. Avec Françoise Lebrun, Mathieu Amalric, Milo Machado-Graner, Dominique Païni. 1 h 28.

En salle depuis le 15 janvier.




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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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