Quelque chose ne va pas. La voix est trop pure, le visage trop gracieux. À 17 ans, un garçon ne chante pas que des cantiques. L’adolescent va nécessairement se frotter à la brutalité et à l’imperfection du monde. Est-ce cette intuition qui saisit le spectateur, dès la première scène de Sparrows, qui gouverne également la mère du jeune Ari et qui la décide à confier son fils à la garde de son père ? Sans doute a-t-elle de bonne raisons, objectives et professionnelles. Peut-être en a-t-elle d’autres, intuitives, inconscientes, comme une obligation anthropologique, un antique Femme, laisse aller ton fils !
Ari n’en a guère envie, et il le fait savoir. La mère est intraitable : le tout jeune homme doit quitter Reykjavik pour la région des Westfjords où son père l’accueillera d’une solide poignée de main. Pour le garçon, un tel retour vers sa ville natale est une catastrophe, une chute vertigineuse : du chœur de la cathédrale de Reykjavik à l’usine de congélation du poisson où, le temps d’un job d’été, il empilera des palettes. À Reykjavik, il était un ange ; ici, « il a la force d’une petite fille », comme le commente méchamment l’ouvrier âgé qui supervise son travail.[access capability= »lire_inedits »] Le père va plutôt mal : après son divorce, il a fait faillite, perdu son bateau et la maison familiale. Il habite une maison insalubre, boit trop, multiplie les fêtes qui se transforment en orgies. Après les heurts, le mépris, la solitude, le refus de tout ce qui l’entoure, Ari finit pourtant par faire ici ses propres expériences – l’amitié, le sexe, les drogues.
Sparrows traite du passage, de l’initiation. Mais le réalisateur Rúnar Rúnarsson sait éviter les écueils du genre. Alors qu’un certain sentimentalisme nordique aurait pu placer sa caméra du côté de la nostalgie de l’enfance, il louvoie, ne prend fait et cause ni pour le père ni pour le fils. Il filme avec une égale grâce les élans régressifs d’Ari (telle cette magnifique scène où le garçon parvient à pénétrer dans sa maison d’enfance et pleure contre le mur au papier peint bleu clair de son ancienne chambre) comme ceux où son désir et sa sexualité de jeune adulte s’affirment. Il saisit l’hésitation, le tremblement de cet âge : du fragile au viril, de l’infantile au génital, du déjà-plus au pas-encore.
Des scènes très crues, un parti pris des corps, jeunes ou vieux, comme les plans frontaux sur des décors si banals qu’ils en deviennent poétiques (commode de guingois contre papier peint défraîchi), sont une référence évidente au cinéma d’Ulrich Seidl (l’auteur de la trilogie Paradis). Mais cette gémellité formelle ne souligne que mieux la différence du propos. Là où l’Autrichien instruit contre la chair un implacable procès en désespoir, l’Islandais laisse surgir au cœur de la brutalité du désir, des éclats de bienveillance, de candeur, de tendresse. Comme s’il portait sur l’existence le même regard aimant que sur les paysages, les lieux splendides et désolés de l’Islande, admirablement filmés.[/access]
Sparrows de Rúnar Rúnarsson, encore dans quelques salles.
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