La carte postale de Pascal Louvrier (6/6)
Je vais à la cave, la terre y est fraiche, la pierre humide. La lumière du jour entre par une large fente verticale au ras du sol. Quand il fait trop chaud, c’est un excellent endroit pour lire.
Je remonte après les vêpres quand le soleil énorme qui donne, sans jamais recevoir, embrase la chaine des Puys… Un livre est posé sur la petite table de bois, Le Bleu du ciel. Couverture ridée, pages jaunies, collection « 10/18 », dédicataire André Masson. L’auteur, Georges Bataille (1897-1962), est né à Billom, non loin de la maison où j’écris l’été, mort à Paris, enterré à Vézelay, protégé par Marie-Madeleine, dont la basilique est au sommet de la colline inspirée où souffle l’esprit selon Maurice Barrès. Sa tombe fait peur à voir. Elle est grise et sale, sans croix. C’est le néant qui vous appelle.
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Une allure de notaire de province
Bataille a écrit des textes iconoclastes et érotiques d’une grande force ébranlante. Quand on regarde quelques-unes de ses photos, on lui donnerait le bon Dieu sans confession. Regard doux, cheveux blancs bien lissés, costume gris anthracite, chemise blanche, cravate noire, allure de notaire de province. Et pourtant, il n’y a pas plus coupable que lui. Coupable car écrivain. Bataille : « Écrire est tout de même faire le contraire de travailler. » Ou encore, plus direct : « Il me semble que si la littérature s’éloigne du mal, elle devient vite ennuyeuse. » On aimerait que les écrivains contemporains tiennent compte de cette remarque. Ça éviterait de lire des trucs insipides qui nous tombent des mains au bout de quelques pages.
Lors d’un entretien, Bataille met ses pas dans ceux de Nietzsche, et aggrave son cas : « Nietzsche, affirme-t-il, proteste contre l’assignation d’un but aux choses, contre l’assignation d’un but au monde. Pour lui le monde n’a pas de but et, par conséquent, qu’est-ce qui nous reste possible ? C’est de rire de ce qu’il est. » Dans la France de Macron, c’est carrément blasphématoire. Ça mérite une descente de flics avec mise au trou direct.
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Livre prophétique
Le Bleu du ciel, donc. Bataille est en Espagne, à Tossa de Mar, chez son ami Masson. Nous sommes en 1934. Au cœur du printemps lumineux, il écrit que la mort va faucher des millions d’hommes, que le massacre généralisé est programmé, que jamais pareille folie sanguinaire collective n’aura été atteinte. Ce livre prophétique ne trouvera un éditeur qu’en 1957, après la seconde boucherie planétaire du XXe siècle. Bataille avait frappé à la porte de Gallimard, avec soutien de Malraux, en vain.
D’abord l’incipit: « Dans un bouge de quartier de Londres, dans un lieu hétéroclite des plus sales, au sous-sol, Dirty était ivre. Elle l’était au dernier degré. » On suit Troppmann (le nom d’un criminel, en réalité), le double de Bataille, d’abord à Londres, où est enterré Karl Marx, ensuite Paris, qui risque de tomber entre les mains d’anciens combattants reconvertis en fascistes de foire, pendant que la démocratie parlementaire se gangrène. Ensuite l’Espagne, qui dresse des barricades, la révolution gronde. Ensuite Coblentz, puis par le train il arrive à Francfort, et enfin le final, un quai de gare, celui de Trèves, le 1er novembre, où de jeunes nazis défilent. Troppmann boit beaucoup, touche les toisons de femmes faciles, étranger aux événements qui s’emballent. Il est accompagné de Dirty, belle, débauchée, impudique, de plus en plus amaigrie, épuisée par les excès. Il la perd, la retrouve. Le récit glisse vers une insupportable nécrophilie. Cette femme ne jouit que cernée de cadavres. Il est avec elle à Trèves. Ils vont faire l’amour dans un cimetière, la nuit, une bougie brûle sur chaque tombe, le sol est gelé et recouvert de neige. Cette scène est inoubliable.
Le temps des assassins est de retour
Le style de Bataille : « Nous étions frappés de stupeur, faisant l’amour au-dessus d’un cimetière étoilé. Chacune des lumières annonçait un squelette dans une tombe, elles formaient ainsi un ciel vacillant, aussi trouble que les mouvements de nos corps mêlés. » Quand la société bloque la jouissance sexuelle, la mort se substitue à elle, et c’est « la marée montante du meurtre ».
À méditer, car le temps des assassins est de retour.
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