L’État multiplie les concessions au privé sans jamais défendre ses intérêts. Loin d’alléger les finances publiques, ces contrats plombent notre budget. Pendant que les polytechniciens désertent l’industrie pour faire carrière dans la finance, la haute administration hérite de gestionnaires incompétents
L’État est-il encore en mesure de gérer ses propres intérêts ? On viendrait à en douter à voir la calamiteuse privatisation des autoroutes et des aéroports, la fusion ratée entre Renault et Fiat Chrysler, les ruineux partenariats public-privé (PPP), etc. Pour Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, la cause est entendue : « L’État s’est affaibli […] par la réduction de ses capacités et de ses ressources en matière de conception et de stratégie », a-t-il déclaré au Monde le 5 juillet 2019.
Il n’est qu’à regarder quelques événements récents pour s’en convaincre. À commencer par les autoroutes : moins de quinze ans après leur privatisation, en 2006, par Dominique de Villepin, les dividendes encaissés par les concessionnaires les ont déjà remboursés du prix d’achat. Et il reste encore une quinzaine d’années de concession…
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C’est que, d’emblée, les contrats conclus avec l’État étaient foireux. Ils prévoyaient que les 15 milliards nécessaires à l’achat seraient empruntés à des taux d’environ 5 %. Or, depuis, les taux sont redescendus à moins de 2 %. Soit, pour les autoroutiers, une économie, et donc un surprofit, de l’ordre de 500 millions par an – c’est-à-dire 15 milliards sur la durée de la concession. Car l’État, un peu négligent, avait oublié de faire ce que fait n’importe quel investisseur privé : inclure dans les contrats des « clauses de revoyure » qui prévoient le réexamen régulier des paramètres essentiels desdits contrats pour voir si leur équilibre n’a pas été modifié. Là, l’État a signé pour trente ans, sans possibilité de réexamen.
Il faut aussi évoquer les quelque 3,5 milliards d’euros de travaux à réaliser par les concessionnaires eux-mêmes en échange d’un prolongement de leur concession, décidé par François Hollande et Ségolène Royal. Une négociation dans laquelle « les pouvoirs publics sont souvent apparus en position de faiblesse », note en avril 2019 un référé de la Cour des comptes.
La fusion ratée entre Renault et Fiat Chrysler Automobiles (FCA), au printemps dernier, vaut également le détour. L’État est l’actionnaire principal de l’exRégie (15 % des actions et 20 % des droits de vote) et possède deux représentants au sein de son conseil d’administration. Il avait posé une condition impérative : que Nissan, alliée de Renault, soit d’accord avec la fusion. « Ils sont à 100 % d’accord », affirmaient en chœur Renault et FCA au cours des trois mois de négociation, supervisée par l’Agence des participations de l’État (APE, dont le patron siège au conseil de Renault). Agence qui n’a même pas pris la précaution de vérifier si c’était vrai. Or, c’était faux : les Japonais n’ont appris la fusion – qui les affaiblissait face à Renault et leur était donc très défavorable – que quelques heures avant sa divulgation, le 27 mai. Devant les menaces nippones, le ministre de l’Économie, Bruno Le Maire, a dû faire machine arrière, et annuler l’accord.
Autre exemple, la privatisation de l’aéroport de Toulouse, en avril 2015, qualifiée d’« échec de la privatisation » dans un rapport de la Cour des comptes publié en novembre 2018. L’APE, une fois de plus, n’a rien vu. L’acquéreur, un consortium de deux sociétés chinoises – une publique et une privée créée pour l’occasion aux Îles Vierges britanniques, paradis fiscal réputé –, n’avait pourtant aucune expérience aéronautique. Ni aucune présence en France. Son adresse à Paris, a constaté (après coup) la Cour des comptes, correspond à « celle d’une société spécialisée dans la domiciliation d’entreprises ». Aujourd’hui, ce curieux actionnaire s’apprête à revendre pour 500 millions ce qu’il avait acheté 308 millions, et après avoir empoché une cinquantaine de millions de dividendes. Soit près de 80 % de plus-value en cinq ans !
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Autre scandale récurrent : les partenariats public-privé qui consistent à confier à une société privée la construction et la gestion d’un équipement public pendant une certaine durée en échange d’une redevance payée par les fonds publics. Pour quelle raison ce que l’on appelle « leasing » dans le privé (où il marche parfaitement bien) tourne-t-il le plus souvent à la catastrophe en matière publique ? Là encore, parce que les pouvoirs publics signent n’importe quoi. En l’occurrence, écrit la Cour des comptes (13 décembre 2017) des contrats comportant des coûts « pas transparents » et des données chiffrées « pas documentées ». Résultat : le ministère de la Justice doit payer à Bouygues 700 euros à chaque fois qu’il installe un pupitre pour une conférence de presse du procureur dans le nouveau Palais de justice de Paris. Ou le ministère de la Défense 5 000 euros pour l’ajout d’un simple œilleton à une porte du « Balardgone » (le siège du ministère de la Défense).
Jean-Marc Sauvé a son explication face à cette débandade de l’État : il serait « victime de la doxa libérale qui a conduit à réduire, voire sacrifier, des services d’études, de prospectives, de stratégies », explique-t-il dans Le Monde. Un peu court : il y a quarante ans, la dépense publique représentait 44 % du PIB. Aujourd’hui, elle s’élève à 54 %, soit une augmentation d’un quart. Où est la « paupérisation » de l’État ?
Il faudrait plutôt incriminer la politisation actuelle de tous les débats techniques et la perte des compétences techniques qui s’ensuit. Un (ou une ministre) considère généralement son poste comme une simple étape dans sa carrière politique, où il doit donner la meilleure image possible. Quelle est la compétence d’un ministre du Logement, par exemple, à venir pérorer sur les radios sur tous les sujets, de la GPA au conflit israélo-palestinien ? Aucune, mais il prépare la suite de sa carrière.
À quoi s’ajoute la fuite des meilleurs vers le privé et ses hauts salaires. Il y a quelques années, Louis Gallois, ancien président de la SNCF, le constatait crûment : « L’époque où les premiers de Polytechnique venaient chez nous est révolue. Aujourd’hui, ils préfèrent la finance et ses hauts salaires. » Une tendance encore accentuée par la règle instaurée en 2012 par François Hollande de plafonner à 450 000 euros la rémunération des dirigeants d’entreprises publiques. Vaut-il mieux une Anne Lauvergeon qui se contente chez Areva de 450 000 euros, mais a laissé une ardoise de 4 milliards, ou un Carlos Ghosn qui émargeait à 7 millions chez Renault, mais a fait de l’Alliance le premier groupe mondial ? Morale chrétienne et business font rarement bon ménage…
Les nouvelles concessions de service public - Enjeux et conséquences
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