Après les récentes affaires de maltraitance dans les abattoirs français, Socrate a réuni au paradis les plus grands penseurs de l’histoire, lors d’une session extraordinaire. A l’ordre du jour : notre rapport avec les animaux. Est-il moral de les tuer ou de les faire souffrir ? Nous nous sommes procurés la retranscription de cette réunion secrète. Un document exclusif[1. Le script de la réunion a été notamment inspiré des livres suivants : Ethique animale (Jean-Baptiste Jeangène Vilmer), Les animaux aussi ont des droits (Boris Cyrulnik, Elisabeth de Fontenay, Peter Singer), Plaidoyer pour les animaux (Matthieu Ricard).].
Socrate (martelant son pupitre) : Mes chers amis, vous connaissez l’ordre du jour. Tous les ans, 60 milliards d’animaux terrestres et 1 000 milliards d’animaux marins sont tués pour la consommation humaine. Or, nous savons grâce à Charles que nous descendons tous du singe…
Cioran : Au zoo, toutes les bêtes ont une tenue correcte, hormis les singes. On sent que l’homme n’est pas loin…
Socrate (martelant son pupitre) : Emile, ne recommence pas ! J’ai accepté de te réintégrer parmi nous à condition que tu ne perturbes pas nos séances. Je disais donc que notre espèce s’est séparée du singe il y a moins de 10 millions d’années et que nous partageons 99 % de l’ADN du chimpanzé. La question de notre rapport à l’animal se pose donc, surtout si nous sommes nous-mêmes des animaux. Qui commence ? Oui Cicéron…
Cicéron : Nous sommes faits pour la société des Dieux, comme les épaules des bœufs sont faites pour porter le joug et tirer la charrue. Pourquoi accorder une quelconque attention à des bêtes qui n’ont même pas reçu le don de la parole ?
Aristote : Le fait que l’homme ait la peau plus fine et qu’il soit le seul à se tenir debout signifie sa supériorité intellectuelle et son essence divine. Comme mon ami Platon, avec qui je ne suis pourtant pas toujours d’accord, je pense que c’est la distance de la tête avec le sol qui détermine l’intelligence des êtres…
Brouhaha. Tout le monde s’agite et Socrate martèle à nouveau son pupitre.
Socrate : Silence ! Silence ! Je serai contraint de suspendre la séance si nous ne nous écoutons pas mutuellement dans le calme. Je t’en prie Aristote, termine.
Aristote : Merci vénérable Socrate. A l’instar des esclaves, les animaux raisonnent moins bien que nous. Ils nous sont donc inférieurs et ne méritent pas d’être traités en égaux.
Bentham : La question n’est pas : peuvent-ils raisonner ou peuvent-ils parler ? Mais plutôt : peuvent-ils souffrir ? Nous avons déjà découvert que la noirceur de la peau n’est en rien une raison pour qu’un être humain soit abandonné sans recours au caprice d’un bourreau. On reconnaîtra peut-être un jour que le nombre de pattes, la pilosité de la peau ou la façon dont se termine le sacrum sont des raisons également insuffisantes pour abandonner un être sensible à ce même sort.
Théophraste : Jeremy a raison. Je ne peux rejoindre ici mon maître Aristote, à qui j’ai eu l’honneur de succéder à la tête de son Lycée. Les animaux peuvent raisonner, sentir et ressentir de la même manière que nous. De même que nous devons distinguer les hommes bons ou mauvais, nous devons distinguer les animaux nuisibles de ceux qu’il est injuste de tuer.
Cioran : La seule chose qui élève l’homme au-dessus de l’animal est la parole et c’est elle aussi qui le met souvent au-dessous.
Socrate : Dernier avertissement Emile ! Oui René ?
Descartes : Hum… Les animaux n’ont ni âme, ni esprit. Ce ne sont que des automates complexes…
Schweitzer, Condillac, Schopenhauer, Bentham et Gassendi s’agitent sur leur fauteuil.
Malebranche : Pour aller dans le sens de René, les cris et les gémissements des bêtes ne sont que le reflet des dysfonctionnements dans les rouages…
Un chien passe près de Malebranche, qui lui donne un violent coup de pied. La bête part en gémissant. Tollé général.
Malebranche : Bah quoi, ne savez-vous pas que cela ne sent point ?
Le chien n’étant autre que celui de Schopenhauer, ce dernier se jette sur Malebranche et le mord à la nuque. Pugilat.
Schopenhauer : Et là, tu sens quelque chose ?
Socrate (martelant son pupitre) : Gardes, gardes, séparez Nicolas et Arthur ! Emmenez-les immédiatement au purgatoire !
Schopenhauer (quittant les lieux, encadré par deux gardes) : Les hommes sont les diables de la Terre et les animaux, les âmes tourmentées !
Maupertuis : Si les bêtes étaient de pures machines, les tuer serait un acte moral indifférent, mais ridicule : ce serait briser une montre. Si elles ont le moindre sentiment, leur causer sans nécessité de la douleur est une cruauté et une injustice.
Voltaire : Exactement ! Dis-moi René, si des barbares saisissent ce chien — qui au passage l’emporte prodigieusement sur l’homme en amitié — et le clouent sur une table pour le disséquer vivant. Tu découvres alors en lui les mêmes organes du sentiment qui sont en toi. Réponds-moi machiniste, la nature a-t-elle arrangé tous les ressorts du sentiment dans cet animal afin qu’il ne sente pas ? A-t-il des nerfs pour être impassible ?
Spinoza : La pitié envers les animaux est un sentiment absurde et stérile. La loi qui défend de tuer les animaux est fondée bien plus sur une vaine superstition et une pitié de femme que sur la seule raison. Dans l’histoire, seul compte la raison.
Hume : Baruch, je te rappelle qu’il n’est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde à une égratignure de son doigt.
Socrate : David, on s’écarte du sujet. Comme le dit Quintilien, une bonne digression doit être brève et pertinente.
Hume : Tel était le cas, me semble-t-il, vénérable Socrate.
Socrate : Mouais… D’ailleurs, il est où Quintilien ?
Platon : Il m’a envoyé un texto, il est en retard. Il s’est paumé avec Pline dans le Jardin d’Eden.
Socrate : Pline le Jeune ou Pline l’Ancien ?
Cioran : Pline d’huître !
Socrate (martelant son pupitre) : Bon Emile, tu sors. Gardes, emmenez-le au purgatoire.
Rousseau : L’animal a le droit de ne pas être maltraité car, comme l’homme, il a la capacité de souffrir. Je répugne à voir périr ou souffrir tout être sensible. Les carnassiers se battent surtout pour défendre leurs proies, tandis que les frugivores vivent en paix. Que se serait-il passé si l’espèce humaine avait été frugivore, comme nos dents plates et notre côlon semblaient nous y destiner ?
Plutarque : Bonne remarque Jean-Jacques ! On doit s’accoutumer à être doux et humain envers les animaux, ne fût-ce que pour faire l’apprentissage de l’humanité à l’égard des hommes. Perso, je ne vendrais même pas un bœuf qui aurait vieilli en labourant mes terres. Comme je me garderais bien de renvoyer un vieux domestique, de le chasser de la maison où il a vécu longtemps et qu’il regarde comme sa patrie.
Pythagore : Nous devons respecter les animaux. La transmigration des âmes implique que l’on peut très bien tuer un ancêtre en tuant un animal !
Heidegger (écrasant un cafard avant de rire nerveusement) : Scheiße, j’ai écrasé Kafka !
Camus (se penchant à l’oreille de Sartre) : Il ne va pas beaucoup mieux lui…
Plutarque : Le fait de manger de la viande est pour beaucoup dans la cruauté du monde. Il existe une disproportion insupportable entre le tort causé à l’animal — sa souffrance et sa mort — et le bien visé : notre plaisir, le plaisir de la bouche.
Socrate : Y a beaucoup de végétariens ici ?
Einstein, Bacon, Schweitzer, Darwin, Empédocle, Epicure, François d’Assise, Newton, Lamartine, De Vinci, Montaigne, Platon, Plotin, Plutarque, Porphyre, Pythagore et Voltaire lèvent la main.
Bacon : Les végétariens vivent plus longtemps, c’est le régime le mieux adapté à notre espèce.
Diogène : Être végétarien quand on s’appelle Bacon, c’est quand même savoureux…
Einstein : Rien ne peut être plus bénéfique à la santé humaine et augmenter autant les chances de survie des espèces sur la Terre que l’évolution vers un régime végétarien.
Un homme entre par mégarde dans la pièce.
Jean-Pierre Coffe : Oups, excusez-moi, je me suis trompé de salle (il ressort).
De Vinci : Le jour viendra où le fait de tuer un animal sera condamné au même titre que celui de tuer un humain.
Socrate : Emmanuel, tu souhaites faire une synthèse de tout ce qui a été dit pour l’instant ?
Kant : Comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles…
Socrate : Ah non Emmanuel, tu ne vas pas recommencer ! On t’a déjà dit à maintes reprises de ne pas tout compliquer et de faire simple…
Boileau : Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement.
Kant : Bon, comment dire vulgairement ? L’homme qui est capable de cruauté avec les animaux est aussi capable de dureté avec ses semblables. On peut juger du cœur d’un homme au traitement qu’il réserve aux bêtes. Cependant, les animaux ne peuvent avoir de droits puisqu’ils n’ont pas de devoirs. Ils n’ont pas conscience d’eux-mêmes et ne sont par conséquent que des moyens en vue d’une fin, contrairement à l’homme qui ne doit jamais être qu’une fin.
Socrate : Ah, tu vois que tu peux être clair quand tu veux.
Péguy : La morale kantienne a les mains pures mais elle n’a pas de mains. Voilà mon analyse.
Kant : Une affirmation analytique ne fait guère avancer l’entendement et dans la mesure où elle ne s’occupe que de ce qui est déjà pensé dans le concept, elle laisse non tranchée la question de savoir si ce concept, en lui-même, se rapporte à des objets ou s’il signifie seulement l’unité de la pensée en général, laquelle fait entièrement abstraction de la manière dont un objet peut être donné…
Socrate : Ah non, ça ne va pas recommencer, y en a marre !
Le vénérable appuie sur un bouton. Une trappe s’ouvre sous le siège de Kant, qui disparaît.
Kant : Ahhhhh !
Socrate : Voilà, il passera la journée en enfer, j’espère qu’il comprendra enfin.
Une voix : Eh Manu, tu descends !
Rires dans l’assemblée.
Socrate (martelant son pupitre) : Qui a dit ça ?
Heidegger : C’est Michel, vénérable Socrate !
Socrate : Ah Montaigne, et bien comme tu fais le malin, on va t’écouter sur le sujet. Mais avant cela, je tiens à rappeler que philosopher, c’est aimer la sagesse et c’est aussi penser mieux pour vivre mieux. Pas penser jargonneux…
Deleuze : Philosopher, c’est aussi créer des concepts vénérable Socrate. Par exemple, le rhizome… Ahhhhh !
Socrate : Il y en a d’autres qui souhaitent rejoindre Gilles et Manu ? (Heidegger et Hegel regardent leurs chaussures). Bien, Michel on t’écoute.
Montaigne : Merci vénérable Socrate. Que d’arrogance chez l’homme qui se prend pour le centre de l’univers ! ll se trouve plus de différences de tel homme à tel homme, par exemple entre Martin et moi, que de tel animal à tel homme. Je suis d’accord avec Manu : les naturels sanguinaires à l’endroit des bêtes témoignent d’une propension naturelle à la cruauté. Certes, comme mes amis stoïciens le pensent, nous n’avons aucun devoir de justice envers les animaux. Mais nous avons un devoir d’humanité à leur égard…
Darwin : Tout à fait Thi… Michel ! L’humanité envers les animaux inférieurs est l’une des plus nobles vertus dont l’homme est doté. C’est le dernier stade du développement des sentiments moraux. Il n’y a entre nous qu’une différence de degrés et non pas de nature.
Saint-Augustin : Mais Charles, Dieu se soucie-t-il des bœufs, comme l’a souligné Saint-Paul ? Jésus a laissé les porcs de Gadarène se noyer dans le but de démontrer que l’homme n’a aucun devoir de prendre soin des animaux. Il est impossible que les animaux souffrent puisqu’ils sont innocents du péché originel et Dieu serait injuste en les faisant souffrir. Ce qu’il ne peut, compte tenu de la perfection divine. (Descartes opine)
Thomas d’Aquin : D’accord avec Augustin…
Saint-Augustin : Saint-Augustin…
Thomas d’Aquin : Heu… Saint-Augustin. Rien de ce que nous faisons aux animaux ne constitue un péché. Si nous devons être charitables envers eux, c’est uniquement pour éviter que l’homme ne s’habitue à être cruel et ne le soit avec ses semblables (Locke opine). L’âme de l’animal n’est pas éternelle. Comment pourrait-elle viser l’éternité si elle ne peut pas prier ? Conformément au principe du christianisme, tous les animaux sont par nature soumis à l’homme, car les êtres imparfaits sont mis à la disposition des êtres parfaits et l’homme a été fait à l’image de Dieu.
Gainsbourg : L’homme a créé Dieu, le contraire reste à prouver.
Socrate (martelant son pupitre) : Qui a laissé entrer cet intrus ? Gardes, expulsez l’importun ! On ne fume pas au paradis en plus !
Voltaire : Si Dieu nous a faits à son image, nous le lui avons bien rendu…
Darwin : L’homme dans son arrogance pense être une grande œuvre, digne de l’acte d’un dieu. Il est plus humble à mon avis, plus vrai, de le voir créé à partir des animaux.
Socrate : Chuuutt… Les gars, je vous rappelle que nous sommes hébergés ici gracieusement. Ce n’est pas le moment de se mettre le propriétaire des lieux à dos.
Une voix dans l’assemblée : L’homme n’est pas le seul animal à penser, mais c’est le seul à penser qu’il n’est pas un animal.
Shaw : Quand un homme tue un tigre, il appelle cela un sport. Quand un tigre le tue, il appelle cela la férocité. Les animaux sont mes amis et je ne mange pas mes amis.
Tolstoi : D’accord avec Georges-Bernard. Tant qu’il y aura des abattoirs, il y aura des champs de bataille.
Lamartine : On n’a pas deux cœurs : l’un pour les humains, l’autre pour les animaux. On a un cœur ou on n’en a pas.
Yourcenar : Je ne vois pas comment je pourrais digérer de l’agonie…
Heidegger : Vénérable Socrate, je m’insurge ! Comment a-t-on pu laisser entrer ici de vulgaires romanciers. La philosophie, c’est du sérieux !
Une voix : On a bien laissé entrer un nazi…
Murmures dans l’assistance.
Socrate (martelant son pupitre) : Silence, silence ! Martin, puisque tu as pris la parole, quel est ton avis sur le sujet qui nous occupe ? Le regard d’un animal te laisse donc insensible ? Et fais simple s’il te plaît…
Heidegger (transpirant à grosses gouttes) : C’est un prétendu regard, vénérable Socrate. L’animal est dépourvu de la possibilité de saisir ce qui est en tant que tel et est donc privé de monde. Il est incapable d’ennui, de mélancolie… il n’a pas de regard. L’animal nous voit, mais ne nous regarde pas.
Hobbes : Moi je dirais plus prosaïquement que les humains ont des droits sur les animaux tout simplement parce qu’ils ont le pouvoir de l’exercer. La force fait le droit !
Brouhaha. Socrate martèle son pupitre.
Levi-Strauss : Au contraire Thomas, il faut respecter toutes les formes de vie et substituer aux droits de l’homme les droits du vivant ! (Schweitzer opine)
Newton : Oui. Il faut étendre le commandement « Aime ton prochain comme toi-même » aux animaux.
Monod : L’animal ne demande pas qu’on l’aime, il demande qu’on lui fiche la paix.
De Funès : Pas faux Théodore. Moi, j’ai arrêté la pêche le jour où je me suis aperçu qu’en les attrapant, les poissons ne frétillaient pas de joie…
Rires dans l’assemblée. Brouhaha. Socrate martèle son pupitre.
Socrate (se penchant vers Platon) : Qui a fait la liste des invités ?
Platon : Euh… moi, mais je suspecte Diogène et Cioran d’avoir fait quelques ajouts en loucedé…
Socrate (martelant son pupitre) : Je clôture la séance !
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