Au moment où s’ouvrent les Jeux Olympiques de Sotchi, une revue de presse des articles publiés ces quinze derniers jours permettrait à chacun de constater le déluge de commentaires négatifs sur la Russie. Une tournée des dîners en ville ou des conversations de couloir dans les grandes entreprises achèvera de vous en convaincre : les bourgeois parisiens et le microcosme politico-médiatique sont clairement russophobes.
La Russie de Poutine est accablée de tous les maux :
– Poutine construit en cinq ans une station de sports d’hiver et un site touristique à partir de rien, c’est un scandale, alors qu’en quarante ans, nous en avons nous-mêmes construit plus d’une centaine.
– Poutine dépense 37 milliards d’euros pour ses jeux, c’est une honte. Les Chinois en ont dépensé 38.
– La construction de Sotchi a donné lieu à des prévarications : et c’est pour la presse un vice typiquement russe ! Dans le même temps, la Commission européenne a révélé que la corruption représentait plus 120 milliards d’euros dans les pays de l’UE
Arrêtons là cette liste. À l’évidence, la démocratie à la russe ne correspond pas à tous nos critères de bienséance. Pour autant, la Russie n’est pas une dictature. Poutine est bien élu et soutenu par plus de 70% des Russes. Certes, il y a quelques prisonniers politiques en Russie, il y en aussi à Guantanamo. Ne confondons pas la Russie de Poutine et celle de Brejnev. Certes, les Russes sont durs avec les Tchétchènes, mais ne l’avons-nous pas été avec les Algériens, les Américains avec les Vietnamiens ou les Irakiens ? Certes, le taux d’incarcération russe est 5 fois supérieur à celui de la France. Mais il est 7 fois supérieur aux Etats-Unis. Faisons-nous pour autant de l’Amérique la cible de toutes nos attaques ? Certes, la Russie de Poutine n’aime pas les homosexuels, mais la droite républicaine américaine les apprécie-t-elle davantage ? (Rappelons que la sodomie est un crime dans plusieurs Etats américains.)
La cause de la russophobie ambiante ne tient donc pas tant pas aux différences objectives que nous pouvons constater entre le mode de vie russe et le nôtre. Il faut la chercher ailleurs, dans des divergences subjectives. Pour mieux la comprendre, il faut la mettre en perspective avec la chinolâtrie qui agite encore le même microcosme.
Souvenons-nous de Jean-Pierre Raffarin se rendant à Pékin pour signer en 2007 un accord de coopération entre l’UMP et le parti communiste chinois. Imagine-t-on le parti giscardien dont Raffarin est issu, partir à Moscou signer un accord avec le parti communiste de Brejnev ? Cela met en exergue un fait incontournable : la droite française et la plupart de médias préfèrent cent fois plus un communiste chinois à un capitaliste russe. Pour s’en convaincre, il suffit de regarder le cursus de toutes les écoles de commerce qui envoient systématiquement leurs étudiants en stage en Chine. Le pèlerinage à Shanghaï a autant de valeur pour les apprentis businessmen que le pèlerinage à La Mecque pour les musulmans.
Alors pourquoi les turbos-bourgeois sont-ils russophobes et chinolâtres ? Il faut chercher l’explication dans la soumission à la puissance qui crée tant de frustrations. Pendant la guerre froide, la Russie communiste a terrorisé les bourgeois qui craignaient à tout instant de voir leurs usines envahies par les bolchéviks ou des fusées SS-20 tomber sur leurs villas. La menace était réelle. Tellement réelle que l’URSS inspirait le respect à tous. Une fois le Mur de Berlin tombé, la Russie a perdu tous les attributs de sa puissance. Il est devenu naturel à tout le monde de s’essuyer les pieds sur le paillasson de Poutine.
À l’inverse, la Chine d’aujourd’hui, qui a des geôles dix fois plus remplies que la Russie, qui fusille les opposants à tour de bras (environ 5000 exécutions en 2009), qui réprime dans le sang plusieurs milliers d’émeutes sociales par an (selon les données du département d’Etat américain), mais qui encense le capitalisme financier le plus débridé et qui fabrique nos iPhones, recueille toute la bienveillance de notre intelligentsia. Pas parce qu’elle serait en quelque sorte le laboratoire à grande échelle de la soumission des individus au pouvoir de l’argent, mais parce que son émergence remet en cause nos modes de vie : chaque fois qu’une méga-usine ouvre en Chine, il s’en ferme dix en France. Chaque fois qu’un Parisien souscrit un abonnement Velib, 10 Chinois achètent une voiture. Chaque fois que la Banque Fédérale américaine émet un bon du Trésor, il est acheté par le gouvernement chinois. Nous sommes donc sortis de la peur du Russe pour nous soumettre à la fascination du Chinois.
Malgré les vicissitudes de l’Histoire, la Russie s’est trouvée aux côtés de la France durant les deux guerres mondiales. N’oublions pas que 26 millions de Russes sont morts pour que nous puissions nous libérer – avec l’aide des Américains – de la barbarie nazie. Tout l’intérêt de la France est de renouer des liens d’amitié forts avec la Russie. Admettons que le respect d’un Etat et d’un peuple n’implique pas l’adhésion ou l’identification au modèle qu’il incarne. Que le destin de l’Europe est d’être unie de l’Atlantique à l’Oural. Que l’immensité russe alliée au génie européen pourrait produire des choses immenses, dans le domaine agricole, industriel et même culturel. Il faut se souvenir de tout cela au moment où s’ouvrent les jeux de Sotchi. Pour éviter de verser dans une russophobie aussi sotte que stérile.
*Photo : Mark Humphrey/AP/SIPA. AP21520732_000003.
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