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Le Bordeaux est-il réac ?


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Serge Ace, sommelier en chef au 114 Faubourg, à l'hôtel Bristol, Paris © Hannah Assouline

Depuis une vingtaine d’années, les vins de Bordeaux traversent une crise profonde. Boudé par les consommateurs branchés, qui boivent de moins en moins, ce vignoble serait passéiste et démodé, en un mot de droite ! Mais les vignerons girondins, qui en ont vu d’autres, savent se réinventer. À nous de les soutenir…


« Les femmes et le bordeaux, je crois que ce sont les deux seules raisons de survivre. » Pierre Desproges

Paleron de bœuf braisé au vin rouge, légumes confits, mousseline de pomme de terre, le 114 Faubourg, la meilleure brasserie de Paris © Hannah Assouline

Pour Flaubert, un écrivain « sonne juste » quand il écrit au plus près de ce qu’il ressent, là où se trouve « sa vérité ». S’agissant des vins de Bordeaux, dont je me propose ici de dire du bien, alors qu’il est d’usage depuis vingt ans d’en dire du mal, j’avoue avoir toujours été à leur égard un amateur poli et distant, dépourvu de toute passion amoureuse. Révolté aujourd’hui par l’opprobre qui les frappe, j’aimerais mieux les aimer ! J’aimerais qu’un guide me prenne par la main et me fasse découvrir de l’intérieur ce vignoble tellement riche et complexe, monde secret à la François Mauriac, peuplé, comme l’écrivait si bien Jacques Dupont, « de gens bizarres, contradictoires, rarement heureux, souvent torturés et qui ne laissent pas indifférents ». Car le vin, c’est d’abord de l’humain !

Le Bordeaux en crise !

Actuellement, les vins de Bordeaux ne trouvent plus acheteurs, des milliers d’hectares de vignes sont arrachés des deux côtés de la Gironde, et à Saint-Émilion même, une quarantaine de châteaux grands crus classés sont mis en vente.

Pendant ce temps, en province comme à Paris, les restaurants « branchés » d’Homo Festivus continuent à pratiquer l’interdit en excluant les vins de Bordeaux de leur carte au profit de « vins » à la couleur orange et au nez de plumes de canard. Passéistes et démodés, les bordeaux y sont présentés comme les symboles d’une France rance et réactionnaire vouée à disparaître. Des vins « de droite », pour parler simplement, auxquels il convient d’opposer ceux de « gauche » : « naturels », « vivants », « pas trafiqués », « authentiques »… Rousseau contre Voltaire ! Le retour à la nature contre la civilisation corrompue ! Le vin, pourtant, n’est rien d’autre, précisément, qu’un acte de civilisation, une décision, un choix humain, une façon de domestiquer la plante afin de sublimer son jus.

Quand il était otage au Liban, Jean-Paul Kauffmann entretenait sa mémoire en se récitant chaque jour le classement de 1855 des meilleurs crus du Médoc, un classement génial, jamais remis en question, dont le déroulé poétique lui permettait d’échapper à la barbarie de ses ravisseurs.

Bref historique

Depuis 1453, l’histoire du vignoble de Bordeaux n’est qu’une alternance ininterrompue d’âges d’or et de crises débouchant sur un nouveau développement. En 1904, les vignerons crevaient de faim : « Les prix de nos vins sont tombés au point de ne plus couvrir nos frais. » Exactement comme aujourd’hui ! (Précisons que les grands crus classés qui, eux, continuent à se vendre ne représentent que 5 % du vignoble.) En 1956, le gel avait tout détruit, les vignerons étaient ruinés, les châteaux à l’abandon… Bordeaux produisait alors plus de petits vins blancs que de grands rouges. Pour sortir de la crise, on se mit à arracher puis à planter des cépages rouges (89 % du vignoble) et à faire de la qualité de type AOC. Il est très probable que nous assistions à une crise de croissance analogue, comme Bordeaux en a tant connu, de laquelle sortira quelque chose de très beau.

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Victime, depuis vingt ans, du désir bien français de tuer le père et de renverser les idoles, Bordeaux subit aussi de plein fouet un phénomène mondial d’effondrement de la consommation de vin : en 2023, on comptait ainsi 16 millions d’hectolitres de vin en surplus sur le marché. Les gens en consomment de moins en moins. C’est un fait culturel. Autrefois, on en donnait aux enfants à la cantine. Au restaurant, on commandait une ou deux bouteilles. On boit aussi plus de blanc que de rouge, hors des repas, et on privilégie les vins sur le fruit, plus faciles d’accès. Bordeaux souffre de tout cela, comme un cavalier élégant au bord de l’autoroute, car ses vins rouges étaient taillés pour la garde et pour les plats en sauce ! Or ses vignerons sont en train de s’adapter pour survivre et le moins que l’on puisse faire est de les encourager. Ils produisent désormais des rouges bio délicieux autour de 20 euros, gourmands, pleins de fruit et de fraîcheur, fins, soyeux, peu extraits (très loin des années Robert Parker). Goûtez par exemple le Château des Annereaux, à Lalande-de-Pomerol, et vous m’en direz des nouvelles. Ils se remettent aussi à faire de superbes vins blancs, amples et tendus, comme celui du Château Magence dans les Graves, à base de sauvignon et de sémillon. Dans l’insolite, certains font même d’excellents crémants aux bulles fines et aux notes de fruits jaunes confits, comme celui du domaine Lateyron qui peut, à prix modique, remplacer un champagne.

Suprématie bordelaise

Par rapport à la Bourgogne triomphante, dont l’actuel appât du gain rappelle celui de ses ancêtres qui avaient vendu Jeanne d’Arc aux Anglais, Bordeaux offre de surcroît l’avantage d’une plus grande variété de terroirs et de cépages : quoi de commun entre un pomerol sensuel à base de merlot et un pauillac janséniste à base de cabernet-sauvignon ? Ceci, qui définit le style bordelais : une sensation de fraîcheur (sans le végétal) et de douceur (sans le sucre) ; un grain, une empreinte tactile semblable au velours ; et surtout, l’équilibre, l’harmonie… Sans compter que les vins de Bordeaux vieillissent bien mieux que ceux de Bourgogne (cinquante ans contre vingt-cinq) et qu’il vaut mieux un bon bordeaux à 15 euros qu’un bourgogne surévalué à 35 !

Agneau en déclinaison, carotte confite aux épices douces, pois chiches et chermoula © Hanna Assouline

Créée à l’intérieur de l’hôtel Bristol, 114 Faubourg, la meilleure brasserie de Paris, fait de la résistance et met aujourd’hui un point d’honneur à défendre les nectars de Bordeaux auprès de ses clients qui avaient oublié qu’ils étaient aussi bons… Chaque année, du 15 mars au 15 avril, les sommeliers passionnés Serge Arce et Baptiste Gillet-Delrieu proposent sur table de grands vins à prix abordables, à l’image du légendaire Château Léoville Las Cases 2009, deuxième cru classé de Saint-Julien (vous savez, le vin que déguste à l’aveugle Louis de Funès dans L’Aile ou la Cuisse !) à 105 euros la bouteille. Un nectar velouté et charnu qui se marie bien avec le paleron de bœuf braisé au vin rouge, légumes confits et mousseline de pomme de terre du chef trois étoiles Arnaud Faye. Chapeau bas, messieurs !

114 Faubourg
114, rue du Faubourg Saint-Honoré, 75008 Paris
https://www.oetkercollection.com/fr/hotels/le-bristol-paris/restaurants-et-bar/114-faubourg

Mars 2025 - #132

Article extrait du Magazine Causeur




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Journaliste spécialisé dans le vin, la gastronomie, l'art de vivre, bref tout ce qui permet de mieux supporter notre passage ici-bas

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