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SOS antiracisme: touche pas à ma statue!

Le passé décomposé


SOS antiracisme: touche pas à ma statue!
Bristol, 7 juin 2020. Des manifestants déboulonnent la statue d’Edward Colston, marchand d’esclaves et figure historique de cette ville du sud-ouest de l’Angleterre. © Giulia Spadafora/NurPhoto/AFP

Au Royaume-Uni comme en France et en  Amérique, la chasse aux statues racistes est ouverte. Vandalisme, déboulonnages, réécriture du passé… l’ampleur de l’iconoclasme a conduit le gouvernement Johnson à promulguer une nouvelle loi de protection du patrimoine. Il a aussi motivé la création de Save Our Statues (SOS).


Entre le Brexit et le Covid, on aurait pu penser que les Britanniques avaient assez de problèmes. Les antiracistes professionnels ont identifié un danger bien plus impérieux : les sculptures en ronde-bosse (posées sur un socle) de personnages historiques qui ornent l’espace public. Suite à la mort de George Floyd, des statues britanniques jusqu’ici sans histoires (si l’on peut dire), se sont mises à intimider les passants, comme autant de visages du racisme britannique. Ces héros de bronze offensaient les représentants des minorités ethniques. Pour pacifier le pays, il fallait d’urgence les faire disparaître. La chasse aux monuments problématiques est lancée à Bristol. Première bataille, première victoire. Le 6 juin 2020, une foule furieuse emmenée par le mouvement Black Lives Matter (BLM) s’en prend à la statue d’Edward Colston, lui attache une corde au cou, la traîne dans les rues pour aller la jeter dans les eaux du port. 15 000 manifestants applaudissent le geste émancipateur.

Qui est Edward Colston ? « Comme beaucoup, je n’en avais jamais entendu parler, répond l’historien Robert Tombs, auteur de The English and Their History[1]. Je connaissais le Colston Hall, salle de concert réputée à Bristol. J’ai appris que cet individu tombé dans l’oubli avait investi dans le commerce africain (essentiellement d’esclaves) et légué la majeure partie de sa fortune à sa ville natale (pour des écoles et autres). Il semble que Colston ait été un homme d’affaires avisé et peu sympathique, impliqué dans un commerce que la plupart des gens de l’époque trouvaient légitime. » Clayton Wildwoode, l’étudiant queer organisateur de la marche du 6 juin, a avoué dans la presse qu’une semaine avant les faits, il ignorait l’existence de cet esclavagiste. Solidaire de la population noire, il se félicitait néanmoins de ce nettoyage du patrimoine.

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Black Lives Matter ne s’en tient pas là. Esclavagistes, colonialistes, même engeance ! Les bombes de peinture réécrivent l’histoire in situ. À Londres, la statue de Churchill est défigurée par l’inscription « raciste ». À Leeds, Victoria (sacrée reine quatre ans après l’abolition de l’esclavage en Grande-Bretagne) est étiquetée « propriétaire d’esclaves », « assassin », « salope ». Et la classe politique, perplexe, d’exprimer sa solidarité avec BLM et sa lutte contre le racisme et la violence. Jusqu’aux hautes sphères européennes où l’impayable présidente de la Commission, von der Leyen, déclare le 17 juin devant le Parlement : « Nous avons besoin de parler du racisme. Et nous avons besoin d’agir. » D’où un rapport de 27 pages et un plan antiraciste 2020-2025[2].

Depuis juin, la purge s’étend. On ne parle pas d’un petit toilettage. Le maire de Londres, champion multiculti, a créé une « commission pour la diversité dans l’espace public ». Sadiq Kahn s’engage à ce que l’histoire de la ville « reflète notre culture contemporaine », cause à laquelle il vient d’allouer un budget de 247 000 livres, au moment où pubs et commerces expirent pour cause de confinement. Du nord de l’Écosse au sud des Cornouailles, des comités interrogent la légitimité des héros. Le circumnavigateur Francis Drake est renié à Plymouth, le général Buller menacé de déboulonnage à Exeter, les Premiers ministres William Gladstone et Robert Peel, accusés d’avoir hérité d’argent sale. Henry Tate, de la galerie homonyme à laquelle il a légué ses collections, n’était ni transporteur ni propriétaire d’esclaves, mais il a fait fortune dans le sucre. La Tate Gallery envisage de changer de nom.

Les esclavagistes avérés iront dans l’Enfer muséographique que se propose de devenir le Musée international de l’esclavage de Liverpool

En face, la résistance commence à s’organiser comme en témoigne Emma Webb, cofondatrice de l’association Save Our Statues : « C’est allé très vite. Le procès de l’esclavage s’est transformé en un procès de la culture occidentale. Nous avons bâti un réseau de gens soucieux de protéger leur patrimoine face à une minorité de vandales idéologues. » SOS a maillé le territoire, contacté des observateurs dans 241 des 404 municipalités de l’île. Les relais sonnent l’alerte chaque fois qu’une statue est menacée. Emma Webb résume son combat : « Nous avons promu 40 pétitions, suscité 2 500 courriers d’objection à des retraits de monuments. Pour l’heure, six statues majeures ont été sauvées. Expurger l’espace public des témoignages de l’histoire, au mépris de toute nuance, est dangereux et perturbe les liens entre les générations. » Cette culture de la répudiation, selon l’expression de feu Roger Scruton, trouve son expression la plus simpliste sur le site toppletheracists.org (« renversons les racistes »). Une carte du Royaume-Uni y indique statues, monuments et enseignes indésirables. Les points rouges désignent les victoires : la douzaine qui a déjà été purgée. Les points bleus sont les dizaines de batailles à mener. Sous la carte, une invitation : « Ajoute ta statue ou ton monument. » Le site est l’œuvre de la Stop Trump Coalition, qui a organisé les manifestations anti-Trump à chaque visite de l’ex-président américain en Angleterre.

Ce qui inquiète encore plus, c’est la soumission des institutions culturelles aux injonctions de BLM. La British Library, pressée d’obtenir sa médaille antiraciste, s’est dépêchée de dresser une liste des coupables qui salissent ses collections. Zélée, elle a tant élargi les critères de culpabilité qu’elle a dû s’excuser auprès des familles d’auteurs mis en cause sans raison et a fini par retirer sa liste. Le National Trust, responsable de la conservation et de l’entretien du patrimoine, s’acharne à prouver l’origine douteuse de ses trésors. L’organisation propose même à ses employés un « mentorat inversé » : des enfants donnent des conférences à l’adresse du personnel du National Trust pour leur rappeler les liens des grandes demeures du patrimoine avec l’esclavage et la colonisation. Des enfants pour rééduquer le personnel du National Trust… Qui parle de révolution culturelle ?

On marche sur la tête. Art Review, célèbre revue d’art, félicite BLM pour son assaut contre les œuvres et lui décerne la première place de son classement des 100 artistes les plus influents de 2020. Le musée d’Histoire naturelle considère avec suspicion les collections de Charles Darwin réunies dans le cadre « d’expéditions scientifiques colonialistes ». Non, vous ne cauchemardez pas. Le British Museum cherche des noises à son fondateur : grand médecin et fantastique collectionneur de plusieurs millions d’objets d’art et curiosités, Hans Sloane a légué ses manuscrits à la British Library, ses herbiers au musée d’Histoire naturelle et ses antiquités au British Museum, à la condition que le public puisse venir les admirer gratuitement. Un homme de gauche avant la lettre. Mais Hans Sloane ayant épousé une héritière de plantations en Jamaïque, son buste a dû quitter son piédestal. Il est aujourd’hui remisé derrière une vitrine pédagogique sur l’Empire et l’esclavage.

Bien entendu, les autorités religieuses ont montré dare-dare qu’elles étaient du bon côté de l’humanité. L’archevêque de Canterbury, Justin Welby, a ordonné un examen minutieux des statues des églises. « Il faudra en déposer certaines », a-t-il promis. Les universités ne sont pas en reste, qui décolonisent l’enseignement et soumettent au vote le destin de leurs statues. King’s College, University College London, Imperial College… toutes les facs veulent « devenir des institutions antiracistes ». Dans un communiqué commun, ces hauts lieux de la pensée claironnent la doxa : « Nous avons le devoir d’examiner nos liens avec le colonialisme, le racisme et l’esclavage[3]. » On a même entendu le directeur scientifique du Kew Garden annoncer : « Il est temps de décoloniser les collections botaniques. » Quand les gardiens du patrimoine sont gagnés par la haine de soi, la furie épuratrice n’a plus de limite.

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Devant l’ampleur de la menace, le think tank conservateur Policy Exchange a lancé le projet History Matters (« l’Histoire importe »). History Matters documente toutes les attaques contre l’histoire : statues, noms de rues et de bâtiments, plaques commémoratives, programmes d’enseignement. Ce catalogue de la dinguerie contemporaine recense les œuvres visées et, pour chacune, cite l’autocritique de l’institution qui en a la garde. Vertigineux ! Amoureux de l’histoire, s’abstenir. « Actuellement, l’histoire est le front le plus actif sur lequel se jouent les guerres culturelles », lit-on en introduction du projet.

Inaugurée à Parliament Square en 2018, la statue de la suffragette Millicent Fawcett reflète l’impératif diversitaire de la mairie de Londres, 24 mai 2019. © Tolga Akmen / AFP
Inaugurée à Parliament Square en 2018, la statue de la suffragette Millicent Fawcett reflète l’impératif diversitaire de la mairie de Londres, 24 mai 2019. © Tolga Akmen / AFP

Seulement, dans cette guerre, les historiens ne sont pas du côté que l’on croit. Le centre LBS (Legacies of British Slave-Ownership) d’University College London (UCL) fait de l’« histoire réparatrice ». Postulat de départ : c’est l’esclavage qui a permis à la Grande-Bretagne de devenir ce qu’elle est. Objectif des travaux de recherches : assumer, évaluer et réparer les injustices du passé. « L’histoire engagée a toujours existé, note Robert Tombs. L’histoire “réparatrice” est une forme d’histoire engagée. Mais l’intention de “réparer” trahit l’aspect unidimensionnel de recherches qui omettront à n’en pas douter le contexte et la subtilité pour ne pas risquer d’obscurcir le message politique. » Richard Bingley, trésorier de Save Our Statues, rappelle que l’esclavage a contribué de façon tout à fait mineure à l’économie britannique entre le xvie et le xviie siècle : « Il a profité à quelques familles, mais n’est pas à l’origine de l’industrialisation du pays. »

Justement, ces quelques familles sont dans le viseur. Fin décembre 2020, un projet de recherche conjoint des universités de Lancaster, Manchester et UCL a reçu un million de livres de fonds gouvernementaux pour constituer un « Dictionnaire des esclavagistes anglais ». L’étude couvrira une période de deux cent cinquante ans, fournira les biographies détaillées de 6 500 investisseurs complices de l’esclavage et montrera leurs liens avec les entreprises britanniques actuelles. Ce dictionnaire fournira sûrement de nouvelles idées de statues à déboulonner. Le temps des grandes purges et des procès staliniens arrive. La population de bronze subit des sorts variés, des statues sont vandalisées, d’autres coffrées, rendues momentanément invisibles dans une sorte de détention provisoire en attendant le verdict, d’autres encore sont exilées. Les esclavagistes avérés iront dans l’Enfer muséographique que se propose de devenir le Musée international de l’esclavage de Liverpool qui jure de rééduquer le public sur le sujet. Et tant pis pour la complexité, la pluralité et la vérité. « Devant le palais de Westminster, observe Emma Webb, une statue d’Oliver Cromwell fait face à un buste de Charles 1er. Nos statues n’ont jamais craint les tensions historiques. L’histoire est agitée et complexe, comme les gens qui la font. Cette vision n’est pas compatible avec les idées ingrates et dogmatiques des nouveaux révolutionnaires. La protection la plus sûre, pour nos monuments, reste la législation. » Elle se félicite donc de l’adoption de la loi du 17 janvier qui vise à protéger 20 000 statues et monuments d’Angleterre selon le principe retain and explain (« conserver et explique »). Plus question de réviser ou de censurer le passé.

Parmi les statues de Parliament Square, centre politique de Londres, les derniers arrivants, Nelson Mandela (2007), Mahatma Gandhi (2015) et la suffragette Millicent Fawcett (2018), unique femme de ce groupe de dix célébrités, reflètent l’impératif diversitaire. « Sadiq Kahn s’enorgueillit d’avoir inauguré la statue de Millicent Fawcett, remarque Tombs. Il semble ignorer que, si elle était une avocate modérée du droit de vote des femmes, elle était une ardente supportrice de l’Empire britannique. » Pas facile de trouver des héros blancs comme neige (oups, métaphore suprémaciste). L’historienne Philippa Levine a tranché dans la revue Prospect, suggérant d’en finir avec les figures héroïques et d’ériger plutôt des statues d’artistes contemporains célébrant Monsieur et Madame Tout le Monde. Quant à la mairie de Birmingham, elle s’en sort par l’abstraction et proposait il y a peu pour la toponymie de ses nouveaux quartiers : rue de l’Humanité, square de l’Égalité, allée du Respect. Il ne manque que l’impasse de la Diversité.

[1]. Penguin, 2015.

[2]. Commission européenne, « A Unity of Equality: EU Anti-racism Action Plan 2020-2025 », 18 septembre 2020.

[3]. Déclaration commune King’s College London, du Guy’s and St Thomas’s NHS Foundation Trust et de Charity.

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Février 2021 – Causeur #87

Article extrait du Magazine Causeur




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est journaliste

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