Dans l’amphithéâtre où j’entre pour la première fois, au matin du 10 octobre 1982, date d’ouverture de l’année universitaire, l’ambiance ressemble à ce que me racontait mon grand-père, qui y croisait Mendès France, ou à ce qu’elle devait être à l’époque où Frédéric Moreau faisait son éducation sentimentale. Après l’atmosphère compassée du lycée, le choc est saisissant. On a l’impression d’arriver au sabbat des sorcières : ça bouge, ça rit, ça fume, et l’amphithéâtre envahi par les brumes a un faux air de marécage romantique où la méchante lumière des néons perce comme un soleil pâle. Mais le plus frappant, c’est le bruit, énorme. On distingue certes la voix du petit monsieur qui, tout en bas, juché sur son estrade, nous explique les finesses du droit constitutionnel entre deux bouffées d’une Boyard maïs sans filtre, la bombe nicotinique la plus redoutable sur le marché. Mais ce que l’on perçoit surtout, c’est un fond sonore puissant, entrecoupé de huées ou d’applaudissements – lorsque notre honorable professeur prend à parti les puissants du jour, la politique des nationalisations ou les successeurs de Léonid Brejnev. C’est que dans l’amphi, on ne se contente pas de jacasser : on commente, on critique, on s’emporte lorsque le professeur, délaissant la description des mécanismes institutionnels, s’engage dans des digressions que l’on juge trop à droite, ou trop à gauche, ou trop au centre. Assis sur son banc, chacun use joyeusement de sa jeune liberté. Si l’on excepte une brochette de demoiselles au premier rang, qui portent déjà les perles de leur mère et écrivent avec application, le cours semble d’ailleurs n’être qu’un prétexte – à se réunir, à débattre et à tenter de convaincre tel ou tel adversaire. Quant aux examens, bah, la fin de l’année est encore loin, et on trouvera bien d’ici là une jeune fille complaisante à qui l’on pourra extorquer ses notes. Mais c’est presque secondaire : ce qui importe, ce sont les idées, c’est cette vie où l’on mord à pleine bouche, et qui ne s’arrête pas à la porte de la fac. C’est la jeunesse, que l’on gaspille avec insouciance. Pour le reste, on aura bien le temps de voir.[access capability= »lire_inedits »]
Au matin du 10 octobre 2012, trente ans plus tard, l’amphithéâtre où je pénètre pour donner mon premier cours est aussi bondé que jadis. À première vue, rien n’a changé : ce sont les mêmes. Au premier rang, les vierges sages sont toujours présentes, et tout aussi appliquées que l’étaient leurs mamans. Pourtant, on dirait qu’elles ont fait des petits : derrière elles, au second rang, on a les mêmes ; au troisième rang, c’est pareil, filles et garçons mêlés, ainsi qu’au quatrième, au cinquième, et ainsi de suite. Le chaudron de sorcières s’est transformé en une cohorte silencieuse où chacun reste concentré sur son ordinateur – et où celui qui oserait réagir aux propos du professeur serait regardé comme un intrus. Une mouche voler ? Vous n’y pensez pas : tout ce que l’on perçoit, c’est la musique des doigts pianotant sur les touches des PC, et parfois, à voix très basse, le chuchotis d’un étudiant qui demande à ses voisins si l’on en est toujours à la troisième sous-section de la deuxième section du premier chapitre. De temps en temps, la mélodie d’un portable déchire le silence : les étudiants ricanent alors avec un air gêné, et se sentent tous un peu coupables. Quant au professeur, il joue sur du velours : le dompteur de fauves s’est transformé en collectionneur de papillons. Jadis, il ne pouvait rien dire sans susciter une réaction : désormais, je peux leur déclarer tout ce qui me passe par la tête sans qu’aucun d’entre eux ne ralentisse sa prise de notes. Et je suis sûr de retrouver mes fantaisies passagères, sans la moindre once de critique, dans les copies de fin de semestre. J’ai beau les supplier, au début de l’année, de ne pas croire tout ce que je leur dis, de se comporter en adultes, en citoyens, c’est peine perdue : tout ce qui sort de ma bouche est sacré.
Au fond, dans cet amphithéâtre atone, j’ai le sentiment de jouer un remake des Dames de Stepford, ce roman d’Ira Levin où des desperate housewiwes délurées se transforment subitement en ménagères obéissantes – jusqu’à ce que l’on apprenne qu’elles ont été lobotomisées de force à la demande de leurs maris. Ici, c’est pareil : les sales gosses d’autrefois, insolents et curieux, sont devenus de jeunes vieillards indéfectiblement soumis aux pouvoirs en place, et pratiquant l’autocensure avec la plus extrême sévérité. Mais comme les dames de Stepford, ils ne sont pas coupables de leur ennuyeuse perfection. Comme elles, ils sont des victimes. Victimes, à la fois, du principe cardinal de notre société de consommation, pour qui la réussite est exclusivement matérielle, et de l’angoisse taraudante du chômage dont on leur rebat les oreilles depuis la prime enfance, qu’ils n’ont pas prise au sérieux jusqu’au baccalauréat mais qui, depuis, les ronge comme une gangrène. S’ils sont aussi dociles, c’est parce qu’ils ont peur. Peur de ne pas y arriver. Peur de rester sur le carreau. Peur de vivre chichement et de vieillir dans la pauvreté, dont ils savent qu’elle est désormais synonyme de honte. Si l’on avait évoqué la question des retraites devant leurs aînés de 1982, on se serait attiré un énorme éclat de rire. Mais à l’inverse, si on leur parlait, à eux, les étudiants de 2012, de la gratuité du savoir, de la noblesse des idées ou de l’aristocratie de l’intelligence, et de sa supériorité sur les pouvoirs de l’argent, on ne récolterait rien d’autre que des sourires apitoyés. Et peut-être une remarque bien sentie, du genre : « Ce que vous pouvez être vieux jeu… vous ne savez vraiment pas ce qui intéresse les jeunes…»[/access]
*Photo: HALEY/SIPA.00138329_000001
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