La preuve par son dernier roman, A corps perdu
Sonya Zadig a-t-elle du cœur ? Oui, mais son corps perd et manque. À corps perdu, son dernier roman/essai raconte l’itinéraire d’une adolescente rebelle devenue musulmane insoumise et psychanalyste.
À corps perdu et raison trouvée
Sonya Zadig, écrivain psychanalyste, est surtout survivante d’une éducation musulmane traditionnelle : « Je ne voulais pas leur ressembler, à toutes ces silencieuses et ces dominées. » Elle décrit un pays, un monde, une civilisation où les femmes vivent dans l’ombre de don Diègue, rêvent de Roméo, épousent Rodrigue, lui donnent un héritier et disparaissent sans avoir jamais vécu.
À corps perdu raconte cette femme singulière, qui refuse l’invisibilité faite à son sexe, dans une culture où la femme est un bien pour un mâle et dont la maternité est la seule fonction, le seul horizon : un monde « sexiste et hostile aux femmes. Les femmes sont possédées et les hommes, eux, possèdent ! »
Pourtant, le livre n’est pas triste. Il est émaillé de citations pittoresques, reproduites avec leur accent d’origine et leurs points d’exclamation en V.O : « Dans sa Tite ! Comment ça dans sa tite ? Wallah haram (par le Tout-Puissant, c’est péché) ce qu’il dit le toubib, ma fille n’est pas folle, c’est ça dans sa tite ! Mahboulla lotf lotf sur ma fille ! »
Apartheid des sexes, aux antipodes des mille et une nuits
Femme musulmane ? Un être à part, mais pas à part entière : « Le texte sacré la dit soumise et il convient qu’elle le reste aussi longtemps que le Coran demeure la seule vérité. » La prégnance du Livre est encore plus contraignante pour les femmes : « Ma culture n’était faite que d’interdictions et de négations. » Leur corps, il faut « en prendre soin comme d’un bien hypothéqué qui, à courte vue, reviendra à son maître et dont l’aboutissement serait de servir la Oumma en l’élargissant à travers les enfants. (…) Les femmes sont la chasse gardée d’un père, d’un frère ou de tous les mâles d’une même famille. Une fois consommée, la charge se transmet au mari et à la belle-famille… » Oumma vient de Oum (mère), qui en est la courroie de transmission.
Le moteur est la contrainte
La sororité fusionnelle secrétée par la culture arabo-musulmane est un contre-pouvoir factice, qui conforte le pouvoir masculin : « Nous trouvions alors asile dans nos allégeances mutuelles face à l’adversité. (…) nous avions appris à nous porter secours les unes aux autres, (…) pour affronter ensemble l’infortune qui était la nôtre sous la férule d’Allah. »
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Les femmes musulmanes sont des sous-hommes, et pas seulement dans la position du missionnaire: « Sur le marché des hommes, les femmes se vendaient en pièces détachées: une paire de fesses, une paire de seins, emballé, c’est pesé ! » Elles doivent faire contre mauvais mariage bon cœur et limiter leurs ambitions à la maternité, « le seul moment de gloire que puisse espérer une femme sous le ciel d’Allah… »
Religion et hypocrisie, les célèbres duettistes
L’islam est théoriquement pacifique et Allah bienveillant, une vérité officielle contredite par le quotidien des femmes musulmanes: « Les choses du corps étaient non seulement tues, mais surtout frappées du sceau de la honte. Le corps de la femme est une honte qu’il convient de taire et de cacher. » L’islam n’enseigne pas une morale, mais un code de la route: « le monde était un système binaire divisé entre d’un côté le haram (péché) et le hallal (autorisé). Je ne pouvais m’échapper du système tout entier qu’en parlant une autre langue. (…) C’est seulement lorsqu’on s’éloigne que l’on voit avec clarté l’immensité de cette folie collective. »
Plus le narratif religieux s’éloigne de la réalité et plus les fidèles s’enfoncent dans la schizophrénie: « La certitude d’être les seuls vrais croyants se heurte à la réalité visible par tous, celle de l’histoire. La conquête arabe, si louée pour son triomphe, a laissé place à une autre histoire, celle de la destitution et du manquement d’une Oumma éberluée d’avoir ainsi raté le train de la modernité. La haine de l’Occident est avant tout convoitise de ce que les Occidentaux, ces mécréants, aient réussi à l’endroit où ils ont échoué. Comment est-ce possible d’accomplir autant de prouesses techniques et industrielles sans appartenir à la Oumma ? »
Le corps féminin, un projet sociétal
Dans la société musulmane, demandez la devise: « une fille ne doit pas… » et complétez-la avec tous les verbes, des premier, deuxième et troisième groupes: exister, faire, dire, vouloir, penser, jouir. À corps perdu: c’est ainsi que la Sonya-personnage s’est perdue avec impétuosité dans des relations pathologiques, sans songer à se ménager le moindre espace de narcissisme. « Je ne savais pas que mon corps était finalement dressé non pas au plaisir, mais à l’abdication. Je l’utilisais pour entériner ce que l’on m’avait appris, à savoir qu’entre un homme et une femme, il n’y a de place que pour la concupiscence. En me donnant sans plaisir aux hommes, je confirmais l’axiome qui était le mien et en me souillant je m’en dégageais sans regret. »
Perdue corps et biens, « l’intimité au pays du couchant est une invention occidentale risible ».
La langue comme une geôle mentale
Dans « cette famille à la fois ultra religieuse et athée », où l’injonction paradoxale fait office de grammaire, la femme doit naviguer à l’oreille entre les écueils d’une violence verbale permanente: « Il est très courant de maudire, de vociférer, d’insulter, de jeter des anathèmes pour la moindre chose, pour le plus petit écart. (…) il me semblait naturel que l’on puisse s’insulter et se maudire pour se cajoler un quart d’heure après: « Aich binti laziza, rabbi yfadhlik lya. » (Que Dieu te garde, ma fille adorée, que Dieu te préserve.) Tout et son contraire en une fulgurance, je ne savais plus vraiment où était la limite entre la haine et l’amour… »
Il y a de quoi devenir fou… ou psychanalyste. Sonya Zadig a choisi la deuxième option, soigner plutôt qu’insulter: « D’où je viens, la douceur et la cruauté ne sont pas des contraires, mais des acolytes, au point de dire les pires vilenies à quelqu’un et de le prendre dans les bras l’instant d’après, qui plus est en toute sincérité. »
L’antisémitisme tété au sein de la culture
En 2015, l’historien Georges Bensoussan a été poursuivi pour avoir déclaré que « l’antisémitisme, dans les familles musulmanes, on le tète avec le lait de la mère », ce que Sonya Zadig démontre et démonte. « Juif » comme insulte suprême, axiome incontournable: « Le rejet de l’étranger et en particulier du juif est un des traits les plus saillants de ma culture d’origine: des expressions explicitement antisémites que je n’avais comprises que bien plus tard, lotf, ihoudi inti (que Dieu nous vienne en aide, on dirait un juif) ! »
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C’est une communion fraternelle dans l’exécration machinale du mal, cette « Ratsa el kleb tah lihoud » (race de chien de juifs), rationnalisée en soutien de la cause palestinienne : « La haine antisémite déchargée sur fond de kadia El falastinia (la cause palestinienne) n’avait pas surgi de nulle part, elle était là de tout temps, tapie derrière une tolérance contrainte. »
La lucidité comme une trahison
À 15 ans, Sonya Zadig (ou son avatar) est partie seule pour la France. Elle y est devenue psychanalyste. Contrairement au film « Un divan à Tunis », qui racontait une histoire voisine, elle n’est pas revenue sur la terre natale pour y guérir les habitants: c’est le pays qui est schizophrène !
Les Tunisiens venus en France pour une vie meilleure, qui haïssent sa générosité, sont-ils psychotiques ? Non, frustrés. Il est plus facile de pardonner à celui qui a nui qu’à celui à qui on doit des remerciements: « Je ne comprendrai jamais que l’on puisse autant en vouloir à un pays qui ne laissait personne sur le bord de la route… Comment pouvait-on à ce point faire fi de la reconnaissance du ventre ? » Ce contentieux insolvable et cette rancune ineffaçable, la psy les analyse, la femme s’en désole, les lecteurs savourent. « Penser en dehors des certitudes arabo-musulmanes était coûteux, avoir un avis différent concernant les femmes, les juifs et les homosexuels est possible [mais] (…) forcément un acte de haute trahison aux principes qui m’avaient été insufflés, cela vous réduisait à n’être qu’un harki ou un renégat. Le poids de cette culpabilité est lourd à porter. Lorsqu’on a baigné si longtemps dans les pires menaces du déchaînement de Dieu, dans les plus abominables descriptions de l’enfer, on ne peut sortir psychiquement indemne d’une telle intimidation, un irréductible doute demeure. »
Le doute est le propre de l’homme, mais il est encore plus accessible à la femme.
A corps perdu de Sonya Zadig (L’Harmattan)