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L’islam de maman

Entretien avec la journaliste et romancière Sonia Mabrouk, qui publie "Et si demain tout s'inversait" (Fayard, 2024)


L’islam de maman
Sonia Mabrouk © Hannah Assouline

Sonia Mabrouk n’a pas d’états d’âme quand il s’agit de lutter contre l’islam politique et ses méfaits. Mais la journaliste n’en demeure pas moins attachée à l’islam de son enfance, un islam de femmes nourri de contes plus que de Coran. La foi discrète et inspirée d’une « pratiquante de cœur ».


Causeur. Dans un dialogue avec Philippe de Villiers orchestré par Eugénie Bastié, vous avez fait en quelque sorte votre « outing musulman » en déclarant : « Il y a un islam vécu dans la sphère privée, générateur de sacré. Personnellement, c’est ce qui m’a permis de tenir dans les moments dramatiques. Plus qu’une certaine estime, j’ai pour cet islam-là une admiration totale. » Vous pensiez à votre mère dont la disparition vous a beaucoup éprouvée. Qu’est-ce qui vous fait tenir, la foi, le rite, le groupe ? Expliquez-nous…

Sonia Mabrouk. J’ai longtemps pensé que les « valeurs de la République », même si comme vous je n’aime pas trop ce mot galvaudé, le sacré laïque si vous préférez, étaient suffisantes pour nourrir mon amour de la France. Mais depuis un certain temps, cela ne me suffit plus. En réalité, il y a toujours eu comme une distorsion entre une injonction, que je partage, à faire siennes ces valeurs, et ma conviction personnelle. Derrière ma quête du « sacré[1] », j’ai une vraie croyance, une loyauté à la religion telle que je l’ai connue à travers ma mère et ma grand-mère. Ce n’est pas « l’islam des Lumières » de Malek Chebel, c’est un islam privé, dont j’ai hérité, que j’ai vu pratiqué au quotidien.

Dans quel bain culturel est né cet islam ? N’était-il pas déjà occidentalisé par l’histoire familiale – vous êtes allée à l’école catholique ?

Si, complètement. J’ai été éduquée en partie par des sœurs, des Pères blancs qui étaient des femmes. Ce sont elles, en Tunisie, qui nous apprenaient la prière. Quand je demandais pourquoi, on me répondait « la meilleure manière de bien connaître votre religion, c’est qu’elle soit expliquée par d’autres ». Mon islam n’est pas adossé au Coran, édicté par la main gantée des hommes. Dans ma famille et en partie en Tunisie, l’islam est aussi une histoire de femmes qui puise dans les contes. On m’a appris que Shéhérazade était une femme moderne, une féministe avant l’heure qui vivait dans un environnement féodal, misogyne, et qui était capable de subvertir la règle d’or des hommes. Cela m’est resté. Les sœurs, comme les femmes de ma famille, m’ont appris qu’on avait le Coran, mais aussi Les Mille et Une Nuits. Le Coran ne parle que très rarement des femmes, et des hommes aussi d’ailleurs. Il parle de Dieu et des croyants. Pour moi, Shéhérazade, c’est l’islam moderne.

Cet islam plus charnel que celui du Coran était-il une singularité familiale ?

Non, cela allait au-delà. Dans l’école publique que j’ai fréquentée avant l’école française, mes amies d’enfance (qui sont restées les mêmes) avaient aussi cette vision-là. On considérait un peu l’islam comme une auberge espagnole : je suis pratiquante de cœur, je pioche. Cet islam aurait quelque chose à apporter au monde et à la civilisation. Mais si tu viens en conquérant, tu choisis dans les sourates ce qu’il y a de plus terrible et noir.

Malheureusement, cet islam consolateur et paisible du privé est marginal. Aujourd’hui, la version la plus répandue de l’islam c’est le refus de l’altérité, de l’égalité des sexes, de la critique. Le problème tient-il au Coran lui-même ?

Je ne peux pas vraiment répondre à cela, mais je ne crois pas à la possibilité d’une Réforme. À l’échelle individuelle, chacun peut se fabriquer son islam, mais collectivement, c’est un fantasme. Les voix favorables à l’obscurantisme sont plus fortes. Mais il y en a d’autres. Dans son Dictionnaire amoureux de l’islam, Malek Chebel expliquait que les Arabes ont inventé les aphrodisiaques, le préservatif et les cosmétiques, les préliminaires, etc. J’ai été fascinée par cette lecture. Malheureusement, on entend très peu ceux qui parlent de désaliénation religieuse et encore moins ceux qui, comme moi, défendent la France mais refusent de se couper de tout sentiment religieux.

Admettez que ce n’est pas simple. Vos murs porteurs sont à la fois le primat de la raison et le besoin de sacré. Comment vous arrangez-vous avec tout cela ? N’est-ce pas contradictoire ?

Non, parce que la transcendance, ce n’est pas le surnaturel ou l’idolâtrie. C’est cette part irréductible de l’homme à laquelle les sociétés modernes, nihilistes et matérialistes, ont tourné le dos. On peut essayer de la chasser par la porte de son esprit, elle revient par la fenêtre de son cœur. Je n’ai pas attendu la perte d’un être cher pour avoir besoin de ce lointain qui m’est paradoxalement très proche. Il y a une phrase de Pascal qui me bouleverse : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. » Je sais que c’est en nous. Et pourtant, dès qu’on parle de transcendance, on est regardé différemment. Saint-Exupéry se désespère que rien ne vienne caresser le cœur des hommes dans ce monde asséché. Dans une lettre qu’il a écrite en Tunisie, il dit que les hommes ne peuvent pas juste vivre de frigidaires, de politique, de bilans et de mots croisés. Ce désespoir spirituel le désespère.

Ce que vous dites, c’est qu’il faut un plus grand que soi. Cela peut être l’art, la beauté ou même la révolution…

Sans doute, mais quand je suis à Notre-Dame, je ressens véritablement quelque chose de très fort en moi qui vient de très loin. De même à la mosquée Hassan-II de Casablanca.

Et quand vous voyez des caricatures de Charlie, vous vous sentez offensée ?

Peu importe que je sois ou non offensée. Je me battrai toujours pour Charlie parce que c’est la quintessence de la liberté et que, dans notre pays tellement habitué à la liberté, on ne l’aime pas assez. Cependant, je ne crois pas à l’esprit du 11 janvier. Tous Charlie, tous juifs, tous flics, c’est du baratin.

À lire aussi, Driss Ghali : Sonia Mabrouk: dernier appel avant la catastrophe

Ce qui nous ramène au défi que constitue l’installation de l’islam dans les sociétés libérales. Vous ne croyez pas à une réforme.

Y a-t-il un seul État musulman démocratique dans le monde ? Je ne crois pas. C’est ce qui me rend sceptique sur la possibilité d’une Réforme collective. Difficulté supplémentaire, l’islam n’a pas de clergé qui pourrait faire autorité. L’oumma est sans doute un projet collectif, mais pas un projet d’avenir.

Il y a une autre contradiction. Ce qu’apporte la religion, c’est une transcendance, mais aussi une appartenance, un groupe. Comment faire pour éviter à la fois l’enfermement dans le groupe et la désaffiliation de l’individu atomisé ?

L’enjeu est précisément celui-là. Le communautarisme fait du groupe un ensemble homogène dont les autres – les Français, les juifs – sont exclus. Pour autant, je ne crois pas à l’abolition des appartenances. Ce que j’appelle de mes vœux, c’est un groupe où l’individu dispose de sa liberté et de son choix éclairé. Malheureusement, l’islam en est loin.

Vous aviez des amies juives dans la Tunisie de votre enfance. On a certes idéalisé un prétendu âge d’or. Cependant, entre juifs et musulmans, il y a eu des moments de coexistence heureuse.

Il y avait même plus que ça, il y avait des visionnaires qui imaginaient ce qui semble hors d’atteinte aujourd’hui. Le 3 mars 1965, le président Bourguiba visite un camp de réfugiés palestiniens à Jéricho avec le roi Hussein de Jordanie. Après avoir exprimé sa compassion pour leurs souffrances, il ajoute qu’on ne peut pas continuer avec des proclamations grandiloquentes sur les réfugiés palestiniens sans terre. Il faut reconnaître l’État d’Israël. Bourguiba évoque longuement l’expérience tunisienne, rappelle que l’indépendance s’est faite par étapes. Et il conclut : « Si nous avions rejeté les solutions incomplètes comme les Arabes ont rejeté le plan de partage de la Palestine, la Tunisie serait encore aujourd’hui sous occupation étrangère. » Il voulait dire qu’on doit accepter des compromis. Les Arabes ont largement contribué à saborder l’avenir des Palestiniens. Ils ont préféré faire d’Israël le responsable de tous leurs maux.

Vous affirmez que l’islamisme n’est pas l’islam. Cependant, on peut parler d’un islamisme d’atmosphère (pour paraphraser le djihadisme d’atmosphère de Gilles Kepel) qui est un islam identitaire – « Je suis d’abord musulman et je suis musulman contre tous les autres ». Peut-on encore dire « pas d’amalgame » ?

De nombreux individus, moi la première, sont totalement imperméables à cette atmosphère. Mais il serait hypocrite de dire qu’il y a une muraille de Chine. Cependant, je continue à penser que, comme elle l’a été pour les juifs, la France pourrait être une chance pour les musulmans.

Toutes les études montrent que l’imprégnation islamiste concerne 40 % des musulmans en France. Ce qui signifie que 60 % voudraient échapper à la pression de l’islam politique. Que fait-on pour ceux-là ?

Si j’avais la réponse… Je sais que beaucoup de Français musulmans, à qui les médias ne donnent pas la parole et qui n’ont pas non plus envie de la prendre, ne croient pas à une nation multiculturelle. Ils veulent qu’il y ait des crèches dans les mairies et des juifs en France. De même, la majorité des Français ne voudrait pas d’une France sans musulmans. Ils ne veulent juste pas être submergés ou remplacés. Comme moi, ils aiment que la France soit diverse, mais qu’elle n’oublie pas ses racines.

Vous êtes une personnalité publique. N’avez-vous pas peur de vous exposer, d’être moquée, quand vous parlez de vos croyances intimes ?

J’ai pris ma liberté, mon droit de croire dans les signes, dans la symbolique des choses. Peu importe si on se moque de moi, si je surinterprète comme je l’ai fait quand maman est partie, je vois ces symboles et ils contribuent modestement à réenchanter mon monde. C’est la seule manière de se protéger. On a tellement de combats à mener, on a tellement parlé, que cela assèche. Tout ce qui tombe du Ciel ou de la poche de Dieu, je préfère le ramasser. Simone Weil écrit : « Tous les crimes, les grands crimes, commencent par un détail. Et ce détail, c’est une légère faute d’attention. » Alors soyons attentifs à ce et à ceux que nous aimons.

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[1] Reconquérir le sacré, L’Observatoire, 2023.

Janvier 2025 - #130

Article extrait du Magazine Causeur




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