Je ne regrette pas d’avoir quitté les hauteurs de Ramatuelle pour interviewer Sonia Mabrouk, la pétulante journaliste franco-tunisienne, à propos de son premier roman sur les enfants français du djihad, Dans son cœur sommeille la vengeance. Le roman, documenté, précis, sans jamais être didactique, glisse sur le terrain des enfants endoctrinés par Daech, « les lionceaux », de futures bombes à retardement qui vont déferler sur l’Europe, en particulier la France. Ils ont assisté aux décapitations, ils savent égorger. Leur enfance a été confisquée. Ils possèdent une kalachnikov avec un morceau d’adhésif indiquant leur nom. Ils prennent chaque jour de la drogue pour oublier leur chagrin. Ils sont irrécupérables. Sauf aux yeux de son héroïne journaliste Lena qui va tout faire pour sauver le « lionceau » Zaïm, sept ans. Entre manipulations, rebondissements, désespoir, regain d’énergie, ce livre se lit d’une traite et ne laisse jamais indifférent. Entretien avec son auteur.
Pascal Louvrier. Votre roman s’appuie sur une enquête minutieuse. Pouvez-vous nous préciser votre démarche ?
Sonia Mabrouk. J’ai, en effet, mené une enquête précise sur un sujet que je connaissais mal. Il était évident qu’il me fallait rencontrer des magistrats, les services de protection de l’enfance, mais également les services de renseignements, les familles des enfants. Et surtout les enfants eux-mêmes. J’ai compris qu’il ne fallait pas faire un essai, mais une fiction. Ça s’est imposé quand j’ai vu les enfants. La fiction permet d’aller plus loin dans les sentiments, dans la contradiction des sentiments. Dans ce livre, je pose la question : « qu’est-ce qu’on ressent vis-à-vis d’un enfant ? ». Instinctivement, on veut le protéger, on veut l’aider. Mais par rapport à ces enfants-là, tout est brouillé, en réalité. D’autres sentiments viennent troubler le paysage. J’avais besoin du roman, de la puissance des sentiments pour montrer que c’est un tableau beaucoup plus nuancé qu’il n’y paraît. Une enquête journalistique n’aurait pas permis ces nuances. Je voulais donner une matière à réflexion.
Vous évoquez l’homosexualité dans les camps de Daech, la pédophilie pratiquée par des émirs haut placés, ces militaires turcs qui se font greffer des implants pour étoffer leur moustache, signe de virilité. Vous ne pensez pas que vous prenez des risques ?
Ces non-dits m’ont toujours choquée. Dans les reportages, les papiers de journalistes, le sujet de l’homosexualité est à peine évoqué. Les revenants se taisent. Certains enfants, en revanche, qui ont été dans les camps, en parlent plus facilement. C’est un sujet tabou, qui dit beaucoup de la supercherie de Daech. Tout est faux de l’intérieur.
Il faut remettre en cause la manière dont l’islam est pratiqué aujourd’hui en France
Malek Chebel a déclaré que « l’islam de nos grands-parents a perdu ». Êtes-vous d’accord avec ce constat ?
Il est en train de perdre du terrain. L’islam inculqué par ma grand-mère, l’éducation que j’ai reçue, tout cela est de moins en moins présent. Mais il n’a pas perdu. Car s’il a perdu, alors la bataille est perdue, et l’on dépose les armes. Il faut, au contraire, poursuivre le combat. En Tunisie, mon pays de naissance, il y a une capacité de résilience, de résistance. On a dit de ce pays qu’il était au bord du gouffre, qu’on dansait sur un volcan. Quand les islamistes gagnaient les élections, on pensait que c’était perdu. Or, à chaque fois, il y avait une petite flamme qui faisait que la situation se retournait. Les femmes ont joué un grand rôle, certes, mais toute la société civile a participé à ce sursaut. Cette nébuleuse qu’on appelle société civile prend ici tout son sens.
Pensez-vous, comme Michel Houellebecq, que « l’islam est dangereux » ?
Non. Je sais ce qu’il veut dire. L’interprétation qui est faite de l’islam par certains est dangereuse. Si vous dites que l’islam est dangereux, ça signifie que, moi, qui suis assise en face de vous, je suis dangereuse (sourire). Ce n’est pas possible. Je ne veux pas employer les mots « amalgame », « stigmatisation », car je les déteste. Il faut remettre en cause la manière dont, aujourd’hui en France, l’islam est pratiqué, il faut débattre de sa compatibilité avec les valeurs de la République. Si on souscrit à ce que dit Houellebecq, la sanction tombe. Et après, on fait quoi ? Si l’islam est dangereux, alors changeons de religion. Ce n’est pas possible. Je ne suis pas résignée. Mes amis, toutes ces petites mains qui travaillent dans l’ombre, ne l’acceptent pas.
Arnaud Beltrame a opposé au terrorisme un vrai projet, un projet de spiritualité
Quand Michel Houellebecq, dans son dernier roman, parle de soumission, en fait de conversion à l’islam, que lui répondez-vous ?
Dans mon livre, Amra, l’ex-djihadiste, dit à la journaliste : « Vos églises sont vides. On en arrivera à les récupérer pour les transformer en mosquées, ces mosquées pas assez nombreuses pour nos pratiquants. ». Elle ajoute : « Nous ferons plein d’enfants qui porteront notre religion avec fierté, comme un étendard. » En résumé, elle dit que la civilisation occidentale est foutue. Pour Houellebecq, Michel Onfray, et d’autres, c’est la fin programmée de la civilisation judéo-chrétienne. Je pense que les valeurs de cette civilisation ne sont pas sa faiblesse, son talon d’Achille, mais sa force. Un exemple concret : Arnaud Beltrame. On a dit qu’il s’était sacrifié. C’est tout l’inverse. C’est une véritable mission, une mission de vie. Il a opposé au terrorisme un vrai projet, un projet de spiritualité. Le Général de Gaulle disait : « Quand nous mourons, nous allons vers la vie. » Je pense que c’est ce qu’a fait Arnaud Beltrame. Il a puisé dans ses valeurs chrétiennes, qui sont aussi des valeurs universelles, pour combattre le terrorisme. Ce n’est pas la fin de la civilisation occidentale, au contraire. Il y a et il y aura des sursauts. Ça doit venir de nous tous, avec nos moyens, certes, mais nous devons former un rempart contre le projet terroriste. J’ai été très étonné que les intellectuels ne s’emparent pas davantage de l’exemple d’Arnaud Beltrame qui, par sa foi, sa foi chrétienne, n’ayons pas honte de le dire, son héroïsme, son geste absolu, fait perdurer ces valeurs universelles. Nous avons en commun ces valeurs-là. Moi, je suis musulmane, mais j’adhère pleinement à la civilisation occidentale. Je ne peux donc pas dire qu’elle va mourir.
Les valeurs chrétiennes n’excluent pas les musulmans
Lena, le personnage principal, est chrétienne. Pourquoi ne pas en avoir fait une musulmane modérée en opposition avec Amra la radicale ?
On aurait pensé que c’était moi (sourire). Je voulais montrer, à travers son éducation chrétienne qu’elle a fuie, il faut le souligner, enfant elle a rejeté Jésus, elle ne supportait même pas l’odeur de l’église, je voulais montrer que via cette éducation-là et ces valeurs-là, on peut s’opposer au défi terroriste. Je pense en particulier à la rédemption. Si Lena sauve cet enfant, elle se sauve elle-même. Et elle sauve également la France et la civilisation. On ne peut pas ne pas croire à ce qui fonde notre République, l’école. Si on sauve cet enfant, c’est que l’école a réussi. Je voulais en faire un personnage très tourmenté, mais positif à la fin. Il prend ce qu’il y a de meilleur dans l’éducation chrétienne, dans ses valeurs. Ça n’exclut pas les musulmans, au contraire. Ces valeurs chrétiennes, on les partage aussi.
Certains « lionceaux » de Daech vont devenir des terroristes, mais pas tous
Pourquoi avoir fait de Lena une alcoolique ?
J’avais besoin d’une fragilité, d’une faille. C’est à la suite d’un constat amer sur notre paysage audiovisuel et journalistique. Il y a beaucoup de gens pétris de certitudes. On sait, on tranche. On est sûr de soi. On cache ses failles. Or, on en a tous. Je voulais faire de ce personnage-là, un personnage auquel on peut s’identifier. Pas d’empathie, mais une identification possible. Lena, elle peut basculer d’un côté ou de l’autre. Ce n’est pas la journaliste sûre d’elle. Il est difficile d’avoir un avis tranché sur le cas de ces enfants.
Sans dévoiler la fin du roman, on peut dire que la littérature joue un rôle important, en particulier, Le Petit Prince, de Saint-Exupéry.
Certains « lionceaux » de Daech vont devenir des terroristes, mais pas tous. C’est une réalité nuancée. Je voulais parler de cette partie qui ne le sera pas. Et cette partie-là, je voulais la rattacher à ce qu’il y a de plus beau, de plus fort, la littérature. C’est le point culminant de la transcendance. Il y a un moyen de s’en sortir.
Comme l’écrit Kundera, nous sommes des exilés de l’intérieur
Avez-vous un livre en particulier qui vous a bouleversée ?
Les Mémoires d’Hadrien, de Marguerite Yourcenar. J’aime également Milan Kundera. D’ailleurs j’emprunte l’une de ses expressions. C’est lui qui m’a inspiré le personnage de Lena. Dans une interview, il parle d’une exilée de l’intérieur. C’est ce que nous sommes. On est écartelés entre pragmatisme et humanisme par rapport à ces enfants.
Dans son cœur sommeille la vengeance. Sonia Mabrouk, Plon, 2018.
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