Si les sondages ont une vertu, c’est bien celle de maquiller le grand vice de cette présidentielle : l’ennui. Un peu comme dans un match de foot où, quand le fond de jeu est faible, on préfère parier sur l’issue du match ou égrener des statistiques mesurant les mérites comparés des buteurs plutôt que de décrire le mauvais spectacle en train de se dérouler.
À la manière d’une prophétie antique surgissant d’un oracle, le candidat Hollande est né dans un sondage. Dès mai 2011, Ipsos, pressé de mettre sur orbite un nouvel impétrant socialiste après l’empêchement new-yorkais de DSK, propulsa Hollande dans la stratosphère des 30% d’où il n’est jamais redescendu.
Le système bien rodé des instituts de sondage fit le reste. La prophétie se fit instantanément auto-réalisatrice et les Français ébahis découvrirent le nouvel élu des rédactions avant même d’avoir songé à voter. Les primaires vinrent valider ce processus comme pour confirmer le réflexe conditionné des électeurs : Hollande endossa alors le costume de candidat-déjà-président. Les mêmes trompettes du destin avaient sonné pour Ségolène Royal en 2007 et DSK en 2011, mais ce n’est qu’un détail liturgique. Hosanna pour François, il faut bien un chœur à la messe ![access capability= »lire_inedits »]
Et si jamais le réel se rebiffait le 6 mai 2012 ? Il sera alors bien temps de déclarer avec aplomb que la chimie sondagière peut toujours se faire surprendre par une physique électorale n’ayant rien d’une science exacte, car la démocratie ne se résout pas par une formule algébrique. Le 22 février 2002, l’IFOP enterrait Le Pen à 7%. Deux mois plus tard, il faisait une irruption remarquée dans l’Histoire en se qualifiant pour le second tour avec 16,9% des suffrages. Un tel fiasco n’a pas empêché ces machines à prédictions de voir leur cote monter en puissance : 111 sondages en 1981, 297 en 2007 et encore plus cette année.
Outre la sévère addiction aux pourcentages des états-majors politiques qui leur fait trop souvent prendre le thermomètre pour la boussole, il faut chercher ailleurs la raison de cette fièvre. C’est Hugues Cazenave, fondateur d’Opinion Way, qui en démontre férocement l’absurdité : « Comment les médias utilisent-ils ces sondages qu’ils commandent ? D’abord et avant tout en fournissant à leurs lecteurs et téléspectateurs des informations inédites sur la vie politique. Contrairement à ce que certains pourraient penser, les résultats des études politiques captivent les lecteurs de presse écrite et les téléspectateurs des journaux télévisés… Elles poursuivent un autre but : encourager les reprises et citations par les autres médias. Les citations dans les revues de presse matinales en radio sont en effet particulièrement recherchées par les quotidiens ou les magazines ; elles peuvent ainsi amener de nouveaux lecteurs vers les kiosques. Elles contribuent aussi à renforcer leur légitimité et à mieux les installer dans le paysage politique. » Bref, un sondage sert à faire de l’argent.
In fine, on devrait rire du grotesque de ce maelström saisonnier qui s’accompagne invariablement des mêmes commentaires. « Le favori de novembre n’est jamais le vainqueur de mai. » Youh ! « Les courbes vont finir par se croiser. » Ah ! « L’opinion ne se cristallise qu’un mois avant l’élection. » Oh !… En période présidentielle, le petit écran ressemble à une énième rediffusion du Fil à la patte de Feydeau. On sait d’avance qui va sortir du placard, et qui ricane en coulisse.
Certains jours, l’émission C dans l’air, animée par le sémillant Yves Calvi, offre une douce caricature de cette bouillie de chiffres. On y fait le constat que tout ça « monte », « descend », « progresse », « stagne », « dépasse un seuil », « s’envole » ou bien « s’effondre ». Les journalistes américains moquent ce type d’exercice d’une onomatopée bien de chez nous : « blah-blah ».
On a beau retourner le problème en tous sens, un sondage destiné à étayer l’opinion politique d’un éditorialiste n’a strictement aucune utilité démocratique. Quand Nicolas Demorand transforme Libération en tract quotidien appelant à voter Hollande, il ne fait pas plus œuvre de salut public que la rédaction du JDD, jamais avare d’une étude prouvant que Fillon est un type populaire.
Mais, quitte à nous faire les avocats du diable, posons-nous la question : les médias ont-ils vraiment le choix ? Cette campagne présidentielle a quelque chose d’étrange. Il ne s’y passe rien de passionnant, aucune promesse de changement majeur à l’horizon tant le champ du possible s’est réduit pour le pouvoir politique. La tutelle de la dette, les engagements européens, l’ouverture des économies ont considérablement réduit les marges de manœuvre des élus du peuple. La droite s’époumone en cherchant à convaincre que la gauche, trop dépensière, nous prépare un plat de moussaka piégée tandis que la gauche s’ingénie à jurer que toutes ses propositions n’ont pas de quoi effrayer la City…
Dans ce contexte vicié, les sondages sont pain bénit pour créer de l’événement et générer des commentaires en mode automatique. Une manière comme une autre de tromper l’ennui et d’occuper les batteries de plumes forcées d’alimenter la rubrique « élection ». Après tout, Guy Debord avait raison quand il disait : « Les spectateurs ne trouvent pas ce qu’ils désirent, ils désirent ce qu’ils trouvent. » Ils devront s’en contenter. Les amateurs de politique n’ont qu’à attendre la prochaine fois. Peut-être.[/access]
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !