Pour la directrice de Marianne, la démocratie française est dangereusement en panne. La faute à qui ? À une Ve République à bout de souffle, à un système économique tout-puissant et à une école qui ne fabrique plus de citoyens. Dans ce paysage, il faut renouer avec le souverainisme sans quitter l’UE.
Le président qui s’annonçait jupitérien n’a pas du tout aimé qu’avec les confinements et les couvre-feux, les mots « dictature sanitaire » deviennent les éléments de langage de ses oppositions et de l’ensemble des médias. « Qu’ils y aillent en dictature, s’est-il emporté publiquement, ils verront la différence avec notre démocratie ! »
En dictature ou en démocratie, progressistes ou réactionnaires, ouverts à la mondialisation ou repliés sur notre identité, pour Emmanuel Macron comme pour Michel Onfray quand il discute avec Juan Branco, certaines questions ne doivent être posées qu’en noir et blanc. Dans son dernier essai, Sommes-nous encore en démocratie ?, Natacha Polony introduit un peu de nuances dans ce monde de brutes viriles et démontre en finesse la possibilité d’un « en même temps ».
En revenant sur les péripéties de l’élection présidentielle ou la crise des Gilets jaunes, la journaliste décrit une démocratie abîmée, dégradée, empêchée. En cent pages, on visite les coulisses du désastre, on trouve des clefs pour déverrouiller ce qu’elle définit comme le « système », et on découvre des pistes pour une reprise en mains populaires du destin français par la restauration d’une légitime démocratie.
Sommes-nous encore en démocratie ? demandez-vous en titre. La réponse se trouve un peu dans la question. Mais parleriez-vous de totalitarisme soft ? Et allez-vous jusqu’à dire, comme Onfray, qu’on nous a volé l’élection ?
J’essaie d’être très mesurée – certains diraient trop –, nuancée et de nommer exactement les choses, mais j’assume l’emploi de l’expression « totalitarisme soft ». La démocratie est contournée, voire abîmée. Le pouvoir a instrumentalisé la crise sanitaire pour s’affirmer de plus en plus liberticide, autoritaire et antidémocratique. Cependant, le terme « dictature sanitaire » me semble véhiculer un imaginaire violent, un réflexe de pensée qui me gêne. Je ne dirais pas qu’on nous a volé l’élection. Pendant longtemps, la fausse alternance entre partis de gouvernement de droite et de gauche a permis de maintenir le système, mais la montée du Front national perturbe le jeu. En 2017, après l’élimination de Juppé lors de la primaire, Macron, sous couvert de fausses ruptures, est devenu le candidat de la continuité du système.
Mais qu’est-ce que ce système ?
J’ai défini ce terme, ainsi que de nombreux autres, dans mon livre Changer la vie, dictionnaire qui vise à clarifier un certain nombre de concepts pour alimenter le débat démocratique. J’entends par « système » l’ensemble des structures économiques et politiques qui, en contournant ou instrumentalisant les outils démocratiques, imposent comme des évidences ou des lois économiques les choix qui maintiennent les profits des plus riches (les 0,1 % qui sont les grands gagnants de la dérégulation et du libre-échange) en leur permettant d’échapper à l’impôt et d’affaiblir les États, et ruinent les classes populaires et les classes moyennes des pays occidentaux.
Reprendriez-vous les termes de Zemmour qui impute la défaite de François Fillon à un putsch médiatico-judiciaire ?
J’ai assez peu de tendresse pour quelqu’un qui, se sachant l’objet d’une enquête du Canard enchaîné, accepte des costumes gratuits. Mais derrière cela, il y a le fait qu’on essaie d’empêcher à tout prix les changements. Quand Fillon prône un rapprochement avec la Russie, il est immédiatement qualifié d’ami de Poutine. Pour nos élites, que l’on puisse se détacher d’une ligne profondément atlantiste n’est pas envisageable. C’est révélateur de la façon dont on cherche à contrôler le choix des candidats.
Ce sont les aléas de la vie politique. Tous les candidats font campagne et si les électeurs ne retiennent pas les candidats « hors système » ou souverainistes, en quoi est-ce un problème de démocratie ?
Le problème, c’est que la démocratie est empêchée de fonctionner. Cela ne tient pas seulement à des visées politiques, mais aux structures du système économique qui empêchent que la volonté des citoyens se manifeste. Les flux de capitaux ou le libre-échange s’imposent aux citoyens, comme s’ils obéissaient à des lois universelles, alors que ce sont des choix politiques. En France, c’est 1983 et le basculement de Mitterrand, l’ouverture de la fameuse parenthèse qui ne s’est jamais refermée. Mais ce choix n’a jamais été voté. Souvenez-vous également de Chirac qui nomme Juppé Premier ministre après avoir fait toute sa campagne sur la fracture sociale avec Philippe Séguin. Séguin lui-même aurait fait ce commentaire : « Moi comme Premier ministre, Helmut Kohl n’aurait jamais accepté. » Cette formule résume l’abandon de notre souveraineté depuis quarante ans.
Mais cet abandon de souveraineté est l’œuvre de responsables politiques qui sont, depuis quarante ans, élus et réélus. C’est donc par la volonté du peuple souverain que la France a renoncé à sa souveraineté. N’est-ce pas simplement l’aventure souverainiste qui fait peur ?
Une part du vote contestataire captée par le Front national, sans jamais faire une majorité, ne trouve donc pas de débouché politique. On abandonne tous les concepts fondamentaux à l’extrême droite, on renvoie les candidats partisans de plus de souveraineté au RN (« vous faites le jeu du RN »), et ceux qui paraissent moins bien placés que Marine Le Pen n’ont aucune chance. Si vous pensez que votre candidat part perdant, vous n’irez pas voter pour lui. Ensuite, il y a une ambivalence chez beaucoup de gens : ils voudraient le changement, mais ils en ont peur. Par exemple, les propositions de Frexit me semblent vouées à l’échec, la France ayant peut-être plus à perdre qu’à gagner. On peut, sans rupture radicale, renouer avec le souverainisme, dans le cadre d’un rapport de forces. Il s’agit de sortir du mythe du couple franco-allemand et de la France bonne élève de l’UE, et de faire comme l’Allemagne, c’est-à-dire un peu de souverainisme. Mais je ne crois pas qu’une majorité de Français veuille quitter l’UE.
Pour vous, les Gilets jaunes sont le symptôme d’une démocratie empêchée. Pourtant, leurs revendications correspondent point par point au programme du RN. Doit-on y voir le symptôme d’un système grippé ou un défilé de mauvais perdants ?
Ces gens se mobilisent sur une crise fiscale qui se transforme immédiatement en aspiration démocratique. Les premières semaines, ils sont soutenus par 80 % des Français et encore par 50 % de l’opinion en janvier 2021, c’est-à-dire après les violences. Pour beaucoup, ce mouvement portait une part de légitimité. Aussi, je ne sais pas si leurs revendications correspondaient un peu ou beaucoup au programme du RN, en tout cas elles n’étaient ni délirantes ni contradictoires. Ils réclamaient la maîtrise de leur destin, demandaient que la France puisse mener sa politique, définir ce que doit être le bien commun et arbitrer en faveur des plus faibles contre les plus forts. Ce n’était pas exactement le programme du RN, car les Gilets jaunes exprimaient leur attachement au statut de réfugié. En tout cas, ce qui était caractéristique, c’était le retour de la question citoyenne.
Alors la démocratie, c’est la rue ? Élections piège à cons ?
L’absence de perspective politique est dangereuse. C’est ce qui crée de la colère. Sans alternative possible, certains se détournent, c’est l’abstention, d’autres s’insurgent par le vote, d’autres encore le font dans la rue, comme les Gilets jaunes. C’est cela qui peut surgir si la Ve République continue de figer le champ politique. L’impossibilité du surgissement d’un candidat qui remettrait en cause le dogme du libre-échange, la division internationale du travail, le contournement de la volonté démocratique par des instances supranationales s’explique par une conjonction de facteurs : la force de blocage des institutions, la puissance d’un système médiatique endogame, etc. Aucun candidat ne peut surgir d’en dehors des clous aujourd’hui. Produit de la haute administration, Macron était le candidat du système, favorisé et financé.
À vous lire, il y a un autre problème : l’électeur. Autre danger pour la démocratie, l’École échoue à fabriquer des citoyens.
Cela m’inquiète terriblement. La démocratie nécessite des individus doués de libre arbitre, autonomes et responsables. Si ma voix vaut celle d’un autre, c’est parce que nous sommes tous doués de raison ; d’où l’importance du combat pour l’héritage des Lumières contre les mouvements fondés sur l’expression d’une subjectivité toute-puissante. C’est pour cela que l’École où l’on enseigne la raison universelle est fondamentale. Dans une démocratie républicaine, si on peut dire, l’École est indispensable pour forger une communauté politique. Aujourd’hui, tout est fait pour effacer la raison, la soumettre aux pulsions, parce que le consumérisme est fondé sur cela. L’évolution numérique aggrave le phénomène. Les réseaux sociaux auraient pu être un instrument d’émancipation, ils sont un lieu d’expression dégueulasse où les pulsions agressives et violentes se libèrent. Dans le pseudonymat, on est irresponsable. Tout cela fragilise énormément l’espace public, donc la démocratie. Il est temps de s’en inquiéter, car la démocratie est mortelle.
Les multinationales imposent le règne de l’émotion pour vendre ? Chère Natacha, pas vous, pas ça !
Si, très précisément. Dans une époque où le neuromarketing manipule les individus en utilisant les sciences cognitives pour vendre, je ne pense pas qu’il soit excessif d’analyser le rôle de l’émotion dans le consumérisme.
Ne tombez-vous pas dans une manie révolutionnaire qui consiste à penser que tous les citoyens veulent participer ? Je vois beaucoup de gens qui s’abstiennent parce qu’ils ne comprennent rien à rien et qu’ils veulent faire autre chose le jour du vote. Où est le problème ?
« Nous sommes les seuls à penser qu’un homme ne se préoccupant pas de politique mérite de passer non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile » : c’est le discours aux morts de Périclès. Ils ne participent pas, la politique se fait sans eux, puis ils réalisent qu’ils ont été floués. Ils se retrouvent avec une désindustrialisation massive, des territoires désertifiés. Sans forcer les gens à voter, il faut créer des habitudes, des relais dans la vie locale qui est le premier lieu d’exercice de la démocratie. La votation suisse, par exemple, donne aux citoyens la maîtrise de sujets comme la souveraineté alimentaire ou les ventes d’armes. En France, les communautés de communes sont un instrument de confiscation démocratique délirant.
Avec l’immigration, la population change et la culture aussi. Des sondages nous disent que 50 % des jeunes ne comprennent pas le blasphème ou l’interdiction du voile à l’école…
C’est tout le problème, d’où l’importance de l’École. Si les fondements de la République n’ont pas été transmis, le peuple n’est plus une communauté politique. Le processus d’intégration est essentiel et il faut le remettre en route. Cela prendra vingt ans. J’entends par là l’intégration des jeunes générations, pas seulement des immigrés, à la civilisation qui leur préexiste. Sur la question du blasphème, les journalistes devraient préciser que ce mot n’est pas le bon, le blasphème n’existe pas en France, car c’est un concept religieux qui ne concerne pas les non-croyants. J’ai le droit de dire que Dieu est un con, car il n’est pas reconnu officiellement par les lois de la République. Face au soft power venu des États-Unis et ses attaques contre notre laïcité, il y a un combat culturel à mener dans les écoles, par la formation des maîtres. Mais, les INSPE sont totalement décentralisés, on y fait ce qu’on veut. L’académie de Créteil organise des colloques sur l’intersectionnalité et le racisme d’État.
Vous accusez l’École. Mais le problème aujourd’hui, n’est-ce pas plutôt l’élève, en tout cas celui qui n’en veut pas, de votre raison et de votre communauté politique, parce qu’il en a d’autres ?
Le problème, c’est qu’on leur laisse le choix.
Peut-on encore le faire là où le prof est seul, face à une classe d’élèves rétifs, voire hostiles ? Ne faut-il pas aussi agir sur l’immigration ?
Un pays est légitime à imposer sa culture. Mon précédent livre posait la question de l’identité nationale. J’essayais de définir ce qui ne se négocie pas ; par exemple, la mixité hommes/femmes dans l’espace public. Il n’est pas acceptable qu’il y ait dans certaines banlieues des femmes totalement voilées et même des petites filles. Mais c’est la puissance publique qui est légitime pour l’interdire. Il est vrai que depuis quarante ans, on laisse les enseignants seuls dans leur classe, seuls contre trente. Or le prof doit se sentir soutenu par une hiérarchie capable de dire aux parents mécontents qu’ils peuvent aller voir ailleurs. Il faudrait aussi arrêter de mettre les mêmes populations immigrées aux mêmes endroits.
À Trappes, s’il y a « ghetto islamique », ce n’est pas parce qu’on a « parqué » des musulmans, c’est parce que les autres sont partis.
Il faut limiter l’immigration, la contrôler, donner du travail, notamment dans les métiers de bouche, industriels, etc. Quand j’ai été prof, il me semblait que pour tous les élèves enfants d’immigrés, mon rôle était de transmettre le seul héritage qu’ils auraient, c’est-à-dire Ronsard, Hugo, etc. Les professeurs auraient moins de mal à faire cela s’ils avaient l’impression que les politiques les soutiennent.
On paie quarante ou cinquante ans de connerie. Si on avait traité réellement cela et empêché le départ des classes moyennes et populaires, si on avait fait en sorte d’éviter la communautarisation, tout serait plus simple aujourd’hui. On peut considérer que c’est foutu, mais on n’a pas le choix : il faut s’y mettre. Maintenant.
Natacha Polony, Sommes-nous encore en démocratie ?, L’Observatoire, 2021.
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