Si vous avez échappé à la pub d’une chaîne d’établissements thermaux du sud de la France proclamant « Après le boom des naissances, le boom des renaissances ! », lancinante ringardise invitant les seniors à se livrer corps et âme à l’aquagym et au parcours santé, vous devez être trappiste ou naufragé sur une île aussi déserte que déconnectée du réseau. N’ayant, personnellement, pas demandé à naître, et étant suffisamment occupé à prouver à mes semblables, proches et lointains, que ma présence fortuite et provisoire dans le monde des vivants n’a pas été totalement inutile, cette injonction d’appuyer sur la touche « reset » de la vie m’est proprement intolérable ! J’appartiens, comme la plupart de mes camarades de génération rassemblés dans la catégorie des « baby-boomers » parvenus à l’âge adulte avant la fin des Trente Glorieuses (1945-1975), à cette mine d’or gris vers laquelle se ruent les marchands de voyages exotiques, les entre- preneurs culturels, les Frankenstein de la beauté inaltérable et du bien-être obligatoire. Ce sont eux qui s’ingénient à nous persuader, plans médias à l’appui, que nous n’en avons jamais fini avec le perfectionnement physique, culturel, et même spirituel, de nous-même. Notre argent les intéresse, et le meilleur moyen de se l’approprier, c’est de créer le manque qui transformera en cigales des gens plutôt enclins à se conduire comme des fourmis. La fameuse formule de Jacques Séguéla (« Celui qui n’a pas pu s’offrir une Rolex avant cinquante ans a raté sa vie ! ») s’impose aujourd’hui à ceux qui pensaient avoir gagné le droit de se contenter du plaisir d’être encore là, sans avoir à se soucier outre mesure de parader à la foire aux vanités sociales. « Si, à 80 ans, tu n’a pas fait, au choix, le Machu Picchu, une croisière en Amazonie, la thalasso à Quiberon, l’acquisition d’un camping-car pour passer l’hiver à Agadir ou encore le triptyque des festivals d’art lyrique Bayreuth-Salzbourg-Vérone, c’est que tu as lamentablement raté ta vie de baby-boomer retraité ! »[access capability= »lire_inedits »]
Nous sommes donc invités à jouir sans autres entraves que celles imposées par l’ampleur de notre revenu disponible qui, si l’on en croit l’Insee, serait en moyenne supérieur à celui dont disposent les actifs de la même catégorie sociale. Viagra pour Monsieur et Botox pour Madame… Elle est pas belle, la vie ?
Et qu’on ne vienne pas nous reprocher notre prétendu égoïsme générationnel : en France, plus que dans d’autres pays comparables, les transferts d’argents intrafamiliaux ont contribué à atténuer les effets de la crise et du chômage. Nous avons stoïquement subi les Tanguy incrustés au domicile familial, tout en assumant les contraintes de l’accès au très grand âge de nos vieux parents, conséquence des progrès de la médecine.
Nous sommes pourtant les détenteurs d’un patrimoine immatériel dont la transmission est aussi utile, sinon plus, aux générations futures, que celle de nos maisons ou plans d’épargne en actions : il est constitué par l’accumulation de nos expériences de vie dans le « monde d’hier », celui de la guerre froide, de la non-mondialisation, du tragique dans l’Histoire. Nos grands-parents à nous, pour autant qu’ils aient survécu aux tourmentes, n’avaient rien d’autre à faire que nous transmettre, avec leurs mots et leur vision du monde, la mémoire d’une époque où ils furent confrontés à des situations dramatiques : le déracinement lié à l’exode rural, les horreurs des deux guerres, l’abandon de sa terre natale pour cause de décolonisation… Ils étaient pauvres, en tout cas plus que leurs enfants montés dans le train des Trente Glorieuses, et n’auraient jamais songé à transformer le soir de leur vie en une fête ininterrompue…
Les parents de nos petits-enfants sont aujourd’hui tout entiers préoccupés par la mise en place de stratégies visant à les préserver du « déclassement » social qui les menace s’ils ne s’engagent pas dans les bonnes filières, ne fréquentent pas les lieux de sociabilité utiles pour leur futur réseau, ou adoptent des comportements déviants.
Ils ont compris que l’École ne les déchargeait pas de la tâche d’armer leur progéniture pour affronter la jungle de la compétition sociale. L’État, d’ailleurs, les incite à préférer une conception utilitariste de la transmission du savoir à une idée plus large de l’éducation culturelle : les frais engagés par une famille pour le soutien scolaire dispensé par des officines privées sont déductibles des impôts, ce qui n’est pas le cas pour les places de théâtre ni pour l’achat de livres…
L’histoire, la géographie, les arts plastiques sont réduits à une portion de plus en plus congrue dans l’enseignement scolaire. Il suffit d’écouter le « spécial jeunes » du célèbre « Jeu des 1000 euros » de France Inter, chaque mercredi, pour se rendre compte de l’ignorance galopante, dans ces domaines, de nos plus brillants sujets pourtant candidats à des mentions TB au bac S.
Restent, pour aider au comblement de ces lacunes, les grands-parents qui, le ciel en soit loué, sont déchargés de la responsabilité du devenir professionnel de leurs petits- enfants. Curieusement, les projets de réforme du droit de la famille qui provoquent aujourd’hui la polémique les ignorent à peu près totalement : ils ne sont mentionnés dans les textes actuellement en vigueur que dans le cas où les conflits intrafamiliaux leur interdiraient l’accès à leur petits-enfants. Le juge peut alors leur accorder un droit de visite du même type que celui concédé à l’un ou l’autre des parents dans les divorces difficiles. Et la jurisprudence en la matière montre qu’en cas de désaccord persistant entre les générations, les requêtes des grands-parents sont rejetées pour épargner à l’enfant d’être pris dans un conflit de loyauté. Comme il n’existe pas, ou pas encore, de generation studies dans les universités américaines animées par des héritiers du mouvement des Panthères grises, ils n’ont aucune chance d’être entendus dans les sphères du pouvoir. En conséquence, ils ne sont pris en considération que comme homo festivus (ou mulier festiva) invités à se vautrer dans les délices des produits récréatifs conçus à leur intention, ou comme porteurs de maux physiques ou mentaux provoqués par le vieillissement plombant les comptes sociaux. Nulle part n’est mis en valeur leur rôle spécifique dans la transmission de la culture et des valeurs qui cimentent la cohésion sociale et nationale. C’est la version soft de la méthode ancienne des Inuits qui abandonnaient dans les solitudes glacées les vieillards devenus incapables de contribuer à la survie alimentaire du groupe : sois indigne et tais-toi.[/access]
*Photo: MEUNIER AURELIEN/SIPA. Soleil
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