Le mépris du président russe pour l’Occident, joint à celui des islamistes et à un moindre degré des Chinois, devrait réactiver la vieille question qui hante périodiquement les esprits depuis la parution en 1918 du Déclin de l’Occident d’Oswald Spengler : à supposer que l’Occident perde en effet de son influence sur la scène internationale, sommes-nous pour autant des « décadents » ? La manière dont Spengler évaluait ce déclin n’avait rien d’un jugement moral et découlait de sa vision « morphologique » de l’Histoire universelle : si chaque culture est comparable à un organisme qui naît, croît et enfin meurt, il n’y a pas lieu de déplorer la disparition de telle ou telle d’entre elles qui s’éteint aussi – mais ce n’est là qu’une cause occasionnelle – des faiblesses qui sont les siennes. Ainsi Michel Onfray reste-t-il à sa manière spenglérien quand il inscrit la décadence à ses yeux inéluctable de l’Occident dans un cycle cosmique au regard duquel elle n’a rien de tragique (Décadence, 2016) [1]. Mais il l’est déjà moins quand il reconnaît, au cours d’un dialogue avec Eric Zemmour [2], que la fragilité intérieure d’une culture attire les envahisseurs, sans aller toutefois jusqu’à penser comme son partenaire qu’on n’est plus en mesure de distinguer amis et ennemis dès lors que l’Autre a toujours raison. De ce dialogue brillant et courtois il ressort finalement que ces deux points de vue sont complémentaires, et que la décadence commence quand on accepte d’utiliser les mots de ses adversaires.
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L’invasion de l’Ukraine va-t-elle donc faire comprendre aux Européens, et aux Français en particulier, qu’ils vont devoir cesser d’osciller entre attendrissement humanitaire et pulsions va-t-en-guerre s’ils veulent trouver la réponse adéquate face à un ennemi cynique et déterminé, mais plus encore face à eux-mêmes et à l’héritage culturel et spirituel qui leur a été légué ? Par sa violence même, et les menaces directes qu’elle fait peser sur l’Europe, la crise actuelle confronte les Occidentaux à un choix crucial qui ne se limite ni à un cas de conscience moral (peut-on laisser les Ukrainiens se faire massacrer ?) ni à une option stratégique : jusqu’où aider l’Ukraine sans déclencher un conflit mondial ? Si ces questions bien évidemment se posent, les réponses qu’elles appellent seront faussées, et engendreront d’autres catastrophes, si elles ne conduisent pas les Occidentaux à reprendre en main l’évaluation de leur propre « décadence », si tant est que ce mot se justifie et corresponde tant soit peu à l’image que s’en font leurs ennemis.
Car la décadence n’est ni une chute brutale ni un abaissement volontaire ou subi. C’est d’abord un déclin qui n’est vécu comme une déchéance que si on le rapporte à l’ordre de grandeur qu’on s’est soi-même donné, et qu’on estime en danger. Tous ceux qui voient dans la décroissance une arme contre la régression économique qui menace les sociétés libérales ne vivent pas ce recul de la consommation comme une décadence. Les dictateurs par contre justifient leurs exactions en prétextant qu’ils ne font qu’exterminer des « décadents » qui déshonorent l’humanité dont ils pensent être quant à eux les plus purs représentants. Sans donc aller jusqu’à penser que la décadence n’a pas plus de réalité objective que l’insécurité qui se limiterait en fait au ressenti qu’on en a, force est de constater que des bilans objectifs ne suffisent pas à restaurer ou à détruire l’estime qu’un individu ou un peuple peut avoir de soi. Autant le déclin renvoie à l’état antérieur qui permet de l’évaluer et parfois de le chiffrer, autant la décadence est une forme de dépression qui touche le cœur même d’un être et affaiblit sa volonté d’exister.
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Pour se défendre d’être « décadents » les Européens, et les Français les premiers, ne pourront pas éternellement brandir les fameuses « valeurs » dont ils sont si fiers – démocratie, liberté, laïcité – quitte à oublier que leurs ennemis peuvent eux aussi se prévaloir de valeurs pour lesquelles ils sont même prêts à mourir. La vraie question est de savoir si nos valeurs nous ont rendus plus valeureux, plus courageux et plus dignes à nos propres yeux, et au regard de ce qu’a pu signifier « être européen » dans des temps pas si lointains. Le regard admiratif porté sur le courage des Ukrainiens en dit long sur la nostalgie de voir se lever des héros qui sauveraient l’honneur d’une Europe aussi affaiblie par ses lâchetés que par des « valeurs » qu’elle ne parvient plus à incarner. Quelles leçons peut bien donner au monde la démocratie française, menacée de l’intérieur comme elle l’est aujourd’hui ? Les échecs en temps de paix ne se transforment pas magiquement en exploits valeureux grâce à la guerre ; et le vrai défi après la Seconde Guerre mondiale était pour les Européens d’inventer une voie nouvelle entre le pacifisme qui fit le jeu de Hitler, et un héroïsme belliqueux qui ne laisserait aucune chance à la force spirituelle que la culture occidentale peut encore transmettre à qui voudra la faire sienne. On ne saurait donc demander aux peuples européens de nouveaux sacrifices quand on n’a pas été capable de faire fructifier ceux déjà consentis et, comme l’écrivait Ernst Jünger en 1943 dans La Paix, « l’Europe peut devenir une patrie sans détruire pour autant les pays et les terres natales ».
Que Vladimir Poutine ait choisi d’incarner le Grand Inquisiteur plutôt que le Prince Mychkine est son affaire, qui ne nous dispense pas de tirer les leçons de cette terrible Légende imaginée par Dostoïevski dans Les frères Karamazov. Tout y est dit du renoncement à toute forme de grandeur qui pourrait bien, si nous y consentions, faire de nous des « décadents » monnayant leur souveraineté contre une quiétude grégaire. La plupart des élections se sont jouées jusqu’à présent sur l’idée que les différents candidats se faisaient du progrès. Mais comment repousser le spectre de la décadence si la préservation de la souveraineté n’est plus considérée comme le seul authentique progrès qui contient en soi tous les autres ?
[1] Cf. ma recension dans Causeur de 2017.
[2] A voir en ligne sur la chaîne de Front Populaire.