« Amorale ? La bonne, la seule hauteur pour la vraie littérature » (Gustave Flaubert)
C’est toujours agréable, lorsqu’on ouvre un livre, de deviner quelqu’un, une bibliothèque et un tempérament. C’est toujours ainsi que l’on devrait écrire – quand il s’agit d’irrémédiable, d’inconsolable, d’inguérissable – d’interdit, aussi. Tenter une illustration, une modalité possible de ce que peut la littérature – ce qu’elle devrait être. C’est uniquement pour ce genre de roman que l’on devrait, aussi, se déplacer – requis. Mais alors, on devrait. Parce qu’il faut faire passer, transmettre. Parce qu’un tel livre oblige.
Alors voici. De quoi s’agit-il ? D’un incipit – disons les deux-trois premières pages – qui dénoncent un écrivain. Cela commence ainsi : « Mon nom est Cécile. J’ai vingt ans. Mes cheveux courts et bruns, mon nez pointu, ma bouche étroite aux lèvres pleines, mes yeux en avelines vertes, me donnent un air juvénile que je rehausse par des tenues féminines, robes fourreau bleu marine ou rouges, chemises cintrées aux notes claires, jupes courtes et serrées sur les hanches. Je marche à petit pas sur de hauts talons – souliers aux fines attaches -, ou plutôt je sautille, je danse comme si le sol était constamment trop chaud pour moi. Je sors beaucoup le soir, je m’enivre, je fume des cigarillos que je trouve toujours trop amers et j’écarte les hommes qui ne le sont pas assez à mon goût. J’ai vingt ans et pourtant c’est comme si ma vie était achevée. Je continuerai de vivre cependant, d’avancer, de marcher, de me lever le matin pour me coucher à la nuit, je vieillirai même sûrement, mais enveloppe sans corps, corps sans âme, âme somnambule, errante, traquée. Voyez-vous – avez-vous déjà vu, aperçu, croisé – ces êtres gris, gris parce que toute couleur semble s’être échappée d’eux, semble les avoir fuis, dans lesquels en effet plus aucun fluide ne se répand ni ne court, plus aucun sang ne circule ni ne coule, ces pauvres êtres qui ont vécu un drame et que ce drame a dévoré ? Je suis de ceux-là. » »
Voilà. On songe aux deux premières pages d’Hécate, de Pierre-Jean Jouve – modèle d’incipit. Un long paragraphe comme une coulée. Net, précis, clinique. Ponctuation scrupuleuse. Lexique choisi. Clarté, délicatesse et allure maîtrisée de la phrase – héritée du XVIIIème siècle français. Et puis, ceci aussi, que l’on éprouve presque immédiatement, mais plus encore quand on finit ce court roman de la grande tradition psychologique française (illustration possible : Adolphe, oui) – le premier roman de Solveig Vialle : le dialogue murmuré avec la bibliothèque. Rien du « rat de bibliothèque », tout de la bibliothèque comme béquille existentielle. Comme nécessité.
C’est l’été, la Côte d’Azur, un père, Maxime, sa fille Cécile, la meilleure amie de sa fille, dix-sept ans, Elisabeth. De loin, on entend l’écho de Bonjour tristesse, de Sagan. C’est délibéré. C’est évident. C’est audacieux et téméraire. Chez Sagan aussi, l’héroïne s’appelle Cécile. Mais soixante ans après, Cécile lit moins Proust et Musset que Sade. Et Sagan, qui venait du XIXème siècle, s’appelle Solveig Vialle, qui vient du XVIIIème : esthétiques et pilotis différents, on le sait.
Vous lirez l’histoire sensuelle et envoûtante et moite – et raffinée – de Cécile, de Max, son père, et d’Elisabeth. Vous lirez l’irruption d’un autre couple, mère et fils, et voisins – et leur instrumentalisation : « Au début, c’était un jeu. Il y a ceux pour qui le jeu est toute la vie. Vie faite de paris, de défis, d’échecs prompts et de brèves réussites ; partie légère et métaphysique. Il y a ceux pour qui la vie est, au contraire, quelque chose de sérieux. Vie faite de promesses, de déclarations, d’actions exemplaires et d’accomplissement. A ceux-là la frivolité, l’oubli, la négligence, la fantaisie sont étrangers, amoraux, malvenus. Ceux-là, il arrive que le jeu des autres les détruise. Mon père et moi étions des joueurs, incontestablement. »
Vous lirez la tragédie d’une jeune femme, Elisabeth donc, au piège d’un amour presque banal. Quelques romans déjà, poisseux et vénéneux, et transgressifs, ont évoqué l’histoire d’un homme d’âge mûr et d’une jeune femme, ou de sa fille (ou la figure symétrique : mère, fils, etc.). C’étaient aussi bien La Pomme rouge de Francis Garnung (1956, préface d’André Pieyre de Mandiargues, réédité – Phébus – avec une postface de Guy Dupré), Nabokov, Colette, Radiguet évidemment, ou plus récemment un autre premier roman très maîtrisé, Treize d’Aurore Bègue (Rue Fromentin).
La singularité de Solveig Vialle réside sans doute dans ce qui discrimine, en matière de littérature : le style. Vous lirez le regard froid et clinique du libertin – pas Vailland (Roger), quoiqu’il ne lui soit pas étranger. Plutôt le libertin du XVIIème siècle qui croiserait celui du XVIIIème (Sade donc) : le premier émancipé en pensée d’abord, le second émancipé, aussi, sur le plan des mœurs (et ici, l’inceste est évidemment bravé) – sans que jamais ce libertin ne néglige ni ne cède sur l’exigence morale (voir les mots exemplaires, ou édifiants, du père de Cécile). Là est toujours le scandale, la source d’incompréhension… et de censure : l’incapacité à penser liberté absolue et exigence morale indemne. Extrême cérébralité, extrême sensualité et licence – ou amoralité. C’est surtout la poésie qui tente de dire cela, souvent – Baudelaire, par exemple : « Il y a un degré de conséquence qui n’est qu’à la portée du mensonge. » Solveig Vialle ne ment pas. Elle envisage et décrit la pâte humaine dans toute son épaisseur, densité, vulnérabilité : sa conséquence et sa complexité. « De faibles créatures humaines aux prises avec la grâce » (Claudel, à propos de Partage de Midi) ? Si vous voulez. Ou dis-grâce.
Solveig Vialle ouvre les yeux et peint ce qu’elle voit, non ce qu’on voudrait lui montrer – Dostoïevski, mutatis mutandis et toutes proportions gardées, a fait cela ; Sade aussi, donc. Elle ose et s’inscrit dans une lignée assez solitaire, exigeante, difficultueuse – et son coup d’essai est remarquable : c’est cela que l’on devait signifier. Certes, on ne connaît pas la suite. Mais « différente, singulière, unique » (vous lirez, et comprendrez), Solveig V. risque de nous surprendre. D’ores et déjà, avec Des liens si touchants (mots de Sade), elle épate, s’impose et intègre la bibliothèque. A suivre, oui, nécessairement, le nouveau charmant petit monstre.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !