On croit tout connaître de Philippe Sollers (1936-20–), surtout sa réputation considérable dans le domaine des médias. Ce fantasme collectif de connaissance d’objet sollersoïde et de son inscription dans la modernité sert le sujet que j’aborde : Discours parfait, dernier ouvrage du susnommé, manuel de survie au social bestial, haut lieu d’un télescopage entre le corps et le temps.
À leur propos, cela fait longtemps déjà que Sollers annonce la couleur : dans La Guerre du goût, il remarquait « qu’on ne s’intéressait pas assez au corps des écrivains« . Le Discours est clair sur le temps : « Il faut se plonger dans le passé, qui est l’avenir aussi, pour éviter la dévastation générale. » Ne dites pas que vous n’étiez pas au courant : Drame, Paradis, Les Voyageurs du temps, Eloge de l’infini avaient préparé le terrain - militaire. Car Sollers est en tenue de combat : la grenade du corps dans la main gauche, la goupille du temps dans la droite.
[access capability= »lire_inedits »]Que vient faire le corps dans le combat sollersien ? Impossible de mener la guerre sans un corps - d’armée si possible. Chez Sollers, il est chinois comme Sun Tze, eau et vent. C’est-à-dire ubiquitaire. Sollers est partout à la fois ; dans l’être d’Heidegger, dans la moustache de Nietzsche, dans une illumination de Rimbaud. Sollers mouvant, c’est l’une de ses tactiques de combat : être là où l’animal social ne l’attend pas.
C’est-à-dire qui s’adapte, épouse les formes, se coule. Laboratoire mobile à ressentir, où le docteur Sollers verse, étale, projette. Le corps comme une toile démultipliée, où tout vient s’écraser. Non pour y finir, mais pour se mêler, s’identifier, s’individualiser, se rassembler. C’est-à-dire multiple. On a l’impression que Sollers est plusieurs. Comme l’art baroque qui « veut dire tout en même temps. Le mouvement, la torsion, la spirale… Les cinq sens sont le plus possible en répercussion les uns par rapport aux autres« .
Ce corps est fait pour la sensation absolue, dût-il en souffrir : Shakespeare « fait semblant d’écrire, en réalité il respire » et « les flèches du rythme vibrent, criblent la scène, viennent vous frapper en plein cœur« . Sollers sent le corps de l’écrivain partout : il entend palpiter le cœur de Voltaire à la BNF. À propos du jeune Arouet, toujours, et des « individus » des Lumières : « C’est leur corps et leur système nerveux qui devraient nous intéresser. » Inventaire à la Sollers : la vésicule vaginale biliaire de L’Etoile des amants, la voix de Simone de Beauvoir qui « semblait vouloir nier sa belle image par une parole désaccordée et non mélodique« , « Mon génie est dans mes narines » de Nietzsche…
C’est dans ce corps catalyseur de sensations que se trouve une solution pour l’esprit : « Le salut vient du dedans, certainement pas du cosmos. » Certes, rien de nouveau sous le soleil, c’est le char de Platon. Mais Sollers ajoute : ôtez le carburant du char, privez le corps des sensations, et s’annonce une forme du néant : « S’ils ne savent plus lire, s’ils ne savent plus regarder, s’ils ne savent plus sentir, ou s’ils ne savent plus s’observer en train de sentir, leur force de résistance, de révolte ou de contestation s’amoindrit. » Alors « sortir du mélange », ordonné par « l’immondialisation », « tel est le but ». Non accessible à tous, les corps ne sont pas égaux : Sollers saute quelques années et se lance sur les gnostiques, qui distinguent trois types de corps : les hyliques, prisonniers de l’enveloppe, les psychiques, prisonniers du magma intérieur et les pneumatiques, à la fois souffle et esprit - peut-on trouver plus multiple et mouvant ?
Tout est lié au corps, toujours, et à la répercussion de ses sens. Le corps est beau (Morand), le corps est laid (Claudel comme un macaque), le corps est mort (tous), on n’en sort pas, sinon par le haut : corps et verbe sont en rapport. Exemple sollersien sur le piètre amant français allocutaire des Lettres d’amour de la religieuse portugaise : « Il ne sait pas lire, c’est-à-dire jouir en profondeur. » Fermez les yeux, imaginez un Lucchini articuler cela, et vous aurez compris ce que signifie Sollers. Ou Montaigne : « A peine ai-je jeté un coup d’œil sur lui [Plutarque] qu’une cuisse ou une aile m’ont poussé. » Ailé ou pas, Sollers voit tout voler : « Le langage tourne (…) les corps gravitent en lui en s’imaginant qu’il est dans leurs têtes. »
L’obsession du « corporé » chez Sollers est à placer en regard de sa perception du temporalisé. Se cantonner au corps biologique, c’est obéir au « programme technique« , qui vise à fabriquer des corps « pour qu’ils soient mesurés dans le temps qu’on va leur assigner« . Question de rentabilité, d’abord. Puis de remplaçabilité, au centre de La Possibilité d’une île, de Houellebecq. Appéter comme Nietzsche la brisure de la masse programmatique est une nécessité. Mais prudence, le gros animal social le fait payer très cher ; en l’occurrence, un dialogue fatal avec un quadrupède turinois. Là, des sourires peuvent s’esquisser, des sourds crier au charabia, des cyniques s’en ficher. Sollers s’en désole car il a raison : la question du corps est consubstantielle à notre époque : qui vise, en vrac, à en disposer (la rage pornographique), le broyer (la pulsion génocidaire), le corseter (le dressage familial), le dupliquer (le délire plagiaire).
Une solution pour s’extraire de la gangue : « Tout corps doit être montré dans un énorme continuum de temps. Il ne doit pas être réduit à ses conditions sociales et temporelles d’existence. » Sortez du corps social, et l’infini est à portée. Dépassez l’enveloppe, comme chez Nabokov, absent du Discours, dans Ada : « Si nos organes et nos orgitrons n’avaient pas été symétriques, nous aurions pu avoir une vision du Temps amphithéâtrale et parfaitement grandiose, comme ces montagnes aux contours hachés dans la nuit tout en loques entourant un hameau clignotant et satisfait. » En somme, le corps, c’est le temps. Et le vol du temps par l’individu est le meilleur antidote au viol du corps par le collectif.
Chez Sollers, le temps prescrit par le social est une hantise : « Le temps qu’on nous inflige n’est pas celui que je dis. » Quelle est l’année : 2010 grégorienne ou 122 nietzschéenne ? Où en sommes-nous avec le Temps ? Là où Gide avait mécaniquement sorti sa montre, Sollers trace des lignes : sur le papier et dans l’Histoire.
Il fait résonner la découverte des manuscrits de Nag Hammadi et celle de Lascaux - correspondances qui offrent des « éclaircies dans la texture même du temps« . Se penche sur la « collision de l’avenir et du passé » dans Zarathoustra. Qualifie Rousseau d' »inventeur d’instants« . Et convoque Heidegger : « Le dieu même est temps. »
Le télescopage du corps et du temps, rien que d’éminemment divin. La Crucifixion, la Résurrection, le ceci-est-mon-corps, le pour-les-siècles-des-siècles, tout cela, qu’on ne comprend plus, nourrit la métaphysique du Discours. Pour l’auteur d’Une Vie divine, la posture christique a d’ailleurs ses avantages : donner la bonne parole, se faire détester, se décorporer, se conjuguer à tous les temps. Sollers en messie ? Jésus, Friedrich et Philippe, même combat ? Pourquoi pas ? Rien n’indique que Sollers ne soit pas dieu : après le Crucifié, puis le Moustachu, le Girondin !
En tout cas, nous vivons un tremblement d’ère que les messies aiment à prévoir. Ce n’est pas très gai : « Ce changement d’ère (…) se montre sous la forme d’une tyrannie possible, impliquant que l’individu, voué au collectif, soit privé le plus possible de toutes ses ressources intimes. » : par la privation du corps - on l’a vu - et l’appauvrissement du « langage sous forme de publicité ou de pornographie« . Ou encore : « C’est l’avenir qui vous tracasse, un avenir bizarre, qui ne correspond plus au passé qui allait vers lui. »
L’époque déplaît à Sollers. Elle vidange les sensations pour plagier le corps, fixe son tempo. Elle verse dans l’annihilation totalisante. Le monde est un canard sans tête, un véhicule flou lancé à grande vitesse : « C’est comment qu’on freine ?« , paniquaient Gainsbourg et Bashung. Mais Sollers n’est pas un pessimiste. Le « Tout ça va mal finir » n’est pas son truc. Il ne fait pas dans la propagande eschatologique. Le rebond est à la portée de celui qui interpole le corps (couleurs, odeurs, saveurs, sons, textures), et le Temps (cycles, éclosions, retour de la vie, sexualité, amour), c’est complexe, mais cela tient en un paragraphe qui brandit le génie des correspondances : « J’essaie de voir, ou plutôt d’écouter et de respirer, le jardin où je suis. Après le printemps des pâquerettes, des giroflées, des roses, des mimosas et des lilas, c’est l’été des lavaters ( explosifs ), et puis de nouveaux des roses, des cannas, des géraniums, de la sauge (pointue et discrète), de la lavande (merveille des narines), des fleurs d’acacias blanches ou roses, des lilas d’Espagne, des roses trémières, du solanum, des lauriers rouges ou roses, des marguerites, des églantines, des bignonias, des althaeas. Un arbre mimosa est toujours là, les rosiers sont en train de revenir, rouges, blancs, roses, crème (bonjour Ronsard), des dizaines de papillons blancs flottent, se posent, butinent en même temps que les bourdons. Le verbe butiner (butin, lutiner) se profile en miel sur fond de néant. Un peu de musique ? Mais oui, Chérubin, dans Les Noces de Figaro, papillon d’amour, farfallone amoroso, Mozart lui-même avant qu’il devienne Don Juan. Et puis non, silence, ce silence-là, au bord de l’océan, un silence aux couleurs épanouies et vives. »
Bonne nouvelle, le messie Sollers vous aura prévenu : la phase de vulgarité actuelle, comme disait Baudelaire, est dépassable. Car joue, là-bas, inaudible pour beaucoup, illuminante pour peu, la basse continue de la renaissance. Paroles d’Evangile : avec La Guerre du goût, et Eloge de l’infini, cela fait trois. Le quatrième est tapi en Sollers, et attend comme L’Espoir malrucien chanté par Ferré : « Nous avons désormais quelque chose de nouveau à dire sur le temps. Et si nous avons quelque chose d’autre à dire sur le temps, il s’ensuit que l’histoire, loin d’être finie, s’ouvre au contraire de façon infinie, et que nous pouvons la considérer, la vivre ou la revivre au présent telle qu’elle n’a jamais été envisagée« , augurait-il déjà dans Eloge de l’infini.
Ces phrases parfaites sont publiées, accessibles. Gratuites, même. À lire les réactions hasardeuses, les réflexions plaquées, les approximations critiques à propos de Sollers, l’on est en droit de se demander : mais qui le lit vraiment ? Lui-même se pose la question sur Platon, Heidegger, Joyce, Mallarmé, Rimbaud. Un jour, au terme - espérons-le, a minima - de cent ans d’une curieuse solitude, Sollers ne sera plus, comme eux. Son corps aura fait son temps. Mais il aura eu raison, comme eux : son verbe raisonnera encore dans les corps des temps d’alors. Tout le reste est littérature.
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