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Sollers, ou la raison nouvelle

"Agent secret" (Mercure de France) et "Légende" (Gallimard)


Sollers, ou la raison nouvelle
L'écrivain Philippe Sollers © Photo Hannah Assouline

Un projet autobiographique unique en son genre fait de Sollers, au-delà du personnage médiatique désormais en retrait, un écrivain qui restera.


Philippe Sollers publie deux livres, assez différents quant à la forme, mais très semblables quant au fond. Il s’agit comme toujours de partir de lui-même, et de décrire inlassablement, mais non sans subtilité, son univers personnel. Le romancier Sollers revendique cette subjectivité ; acceptons-la d’autant plus qu’il se place ainsi dans la catégorie des plus grands (Montaigne en tête), et nous essaierons de voir si le challenge est maintenu jusqu’au bout. Un tel projet littéraire a, en tout cas, de quoi séduire ceux qui, comme moi, ont la religion des textes.

L’aventure d’une vie

Le premier livre s’intitule Agent secret. Il paraît au Mercure de France, dans la très belle collection « Traits et portraits », dirigée par Colette Fellous. Pierre Guyotat y avait par exemple publié son génial Coma en 2006, œuvre inoubliable. Agent secret est également une autobiographie, dans laquelle Sollers se remémore, comme il l’a déjà fait si souvent, l’aventure de sa vie : son enfance à Bordeaux durant la guerre, son heureuse famille bourgeoise, puis les grandes dates de sa carrière d’écrivain, ponctuée de nombreuses rencontres, dont celles entre autres de Barthes et de Lacan.

Il évoque aussi, bien sûr, pêle-mêle la Chine, le taoïsme, la messe catholique, Hölderlin, les dieux grecs, Aragon et Mauriac, parmi tant d’autres sujets qui lui sont devenus si familiers. Il parle surtout, et ceci a particulièrement retenu mon attention, des trois femmes qu’il a le plus aimées, celles qui ont eu une influence majeure sur lui et qui furent pour lui des héroïnes de l’existence. Le lecteur de Sollers les connaît déjà, car elles ont tenu beaucoup de place dans ses romans : l’Espagnole Eugenia San Miguel, la « juive polonaise, passée par la Hollande » Dominique Rolin et la Bulgare Julia Kristeva. Sollers a beaucoup joué à paraître un libertin notoire, mais il faut remarquer chez lui un besoin de connaître sagement des « passions fixes ».

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Agent secret est un énième fil d’improvisations de Sollers sur tous les thèmes qui sont désormais sa marque de fabrique. Certes, il n’évite pas les redites, dans ce livre, mais cela n’en gêne pour ainsi dire pas la lecture, car il sait varier la narration. On a même l’impression d’un livre dicté au magnétophone (cela n’est précisé nulle part) ‒ mais pourquoi pas ? Je dois dire qu’en général on s’ennuie rarement avec Sollers, et c’est par cet Agent secret que je conseillerais de commencer, si le lecteur n’a jamais rien lu de lui. Ce volume de souvenirs restera, je pense, avec Un vrai roman, ses Mémoires publiés en 2007, une excellente introduction à l’art si spécifique avec lequel il recrée habituellement son monde.

Une expertise acquise au milieu des livres

Avec l’autre volume, Légende, qui paraît parallèlement aux éditions Gallimard, nous retrouvons exactement le même « moi », au milieu d’une thématique fort voisine. Mais le style en est plus affiné, davantage écrit, et l’ensemble organisé de manière plus précise. Légende s’inscrit dans la progression du travail de Sollers, de tous ces brefs « romans » qui, une fois l’an, désormais, viennent faire le point sur l’état de sa réflexion. On peut estimer que Femmes, en 1983, fut la première grosse pierre de ce work in progress  aux allures encyclopédiques. Sollers fait d’ailleurs référence, au début de Légende, à cet ancien livre, qui avait alors ouvert une voie que l’écrivain n’en finira pas de creuser. Car derrière une certaine légèreté de façade, faite peut-être pour amuser la galerie, il y a chez Sollers, plus profondément, l’expérience acquise de toute une existence méditative vécue au milieu des livres.

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D’Homère à Rimbaud, en passant ici par Victor Hugo (référence nouvelle chez lui, notons-le avec curiosité), Sollers peaufine son art de la citation (tout sauf évident) et du commentaire éclairé. Il veut embrasser d’un seul coup d’œil ses auteurs fétiches, non seulement les écrivains, du reste, mais aussi les peintres et les musiciens (en particulier, Mozart à qui il a consacré un ouvrage en 2001).

Tempérament classique

Une précision s’impose : Sollers ne se considère nullement comme un réactionnaire, du moins c’est ce qu’il prend bien soin de clarifier. Il écrit d’ailleurs ceci, véritable profession de foi, en même temps que discours de la méthode : « Il faut traquer l’obscurantisme dans les moindres détails. […] Il faut le démasquer dans toutes ses impostures morales et sentimentales, ses préjugés absurdes, ses sexualités confuses, sa propagande puritaine qui accompagne la dénonciation, d’ailleurs nécessaire, du viol. » À travers ses bonnes fées littéraires, Sollers se veut un tempérament « classique ».

Voilà ce qu’il revendique, condamnant du même coup le modernisme, en prenant par exemple la défense de Bataille contre Blanchot. Évacuant ainsi toute velléité nihiliste, Sollers se verrait bien en parfait renaissant (concept qui intègre sa passion pour les révolutions en général, et celle de 1789 en particulier). Il y a une bonne dose d’illuminisme dans tout cela, et le grand René Guénon est alors convoqué pour donner de la consistance à un tel projet ésotérique. Le résultat vers lequel on tend ? « Une toute nouvelle Raison », comme l’écrit Sollers, à laquelle il faut bien sûr être « initié ».

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Ce qui pourrait réunir Légende et Agent secret, tous deux conçus sur une même période, c’est la silhouette fugitive et fascinante du dieu grec Apollon, qu’un admirable tableau de Poussin au Louvre montre « amoureux de Daphné ». Sollers se sent très inspiré par ce dieu, et par ce tableau de Poussin, peintre emblématique du classicisme français. Avouons que cette évocation apporte un grand rafraîchissement à toute cette prose sollersienne, qui, sans cela, manquerait peut-être un peu de mesure. Mais n’est-ce pas ce qu’on demande d’abord à un roman ? Nous permettre de nous évader ? Nous redonner espoir ? Légende se termine d’ailleurs par cette belle affirmation, qui ressemble à une prophétie : « un nouveau Cycle a déjà commencé ». Pour cette fois, Sollers n’en dira pas plus, nous laissant à notre étonnement, comme si ce nouveau Cycle devait être porteur de lumière ‒ ultime référence faite par Sollers à l’Évangile de saint Jean…

Nicolas Poussin - "Apollon amoureux de Daphné" Wikimedia Commons
Nicolas Poussin – « Apollon amoureux de Daphné » Wikimedia Commons

Philippe Sollers, Agent secret. Éd. Du Mercure de France, collection « Traits et portraits », 2021. Et, du même auteur, Légende. Éd. Gallimard, 2021.

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Jacques-Emile Miriel, critique littéraire, a collaboré au Magazine littéraire et au Dictionnaire des Auteurs et des Oeuvres des éditions Robert Laffont dans la collection "Bouquins".

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