Philippe Sollers vient d’être épinglé par François Hollande, le fantôme de l’Élysée. Comprenez que l’écrivain s’est vu remettre les insignes d’officier de l’ordre national du mérite. La littérature lui doit beaucoup, en effet. Il l’a revisitée en soulignant avec subtilité la richesse de Stendhal, Casanova, Céline, Proust, Sade, Homère, Joyce, Hemingway, j’en passe et des moins connus, les oubliés des manuels de français, les trop sulfureux. Les gris du bulbe, les romanciers du social sous moraline, les subventionnés de la Grande Lessiveuse à cancres, il n’y touche pas, il les laisse pâlir sur leur fil sous la lune cafarde. Sollers est un fin lecteur, il patrouille dans la trame des textes, stylo-plume encre bleue entre les doigts, il sort des limitations de l’époque, il joue avec les correspondances, musique, peinture, sculpture, poésie, il est libre comme le pinson. C’est un clandestin qui circule dans le temps. Voyageur ailé, au rire salvateur.
Moisie, la France ?
Épinglé, donc, « le » Sollers. Il nous avait déjà fait le coup, comme ça, en passant, de se faire trouer le revers de veste par les hommes politiques. Enfin de gauche. Toujours décoré par elle. Détail capital. Jospin, Premier ministre, l’avait fait officier. Pour un type réformé grâce à Malraux, ça ne manquait pas de piquant. Pourtant, En 1995, Sollers avait dérapé. Il avait soutenu Balladur. Balladur, quelle faute de goût pour celui qui avait écrit, un an avant, La guerre du Goût, justement. Jospin lui en avait voulu. Il le lui avait dit, lors d’un dîner, chez lui, sur cette île, où reposera pour l’éternité l’écrivain. Le plus tard possible. Car Sollers reste inspiré, le bougre. Il écrit toujours de (faux) romans qui vous entraînent dans une dimension inconnue, il renverse l’espace, affole le temps. Il est la Pythie, pleine de grâce comme un vers de Verlaine, belle comme l’océan, l’été, à l’aube. Par exemple, son article « La France moisie », en 1999. Un déferlement d’injures après publication. Elle n’est plus moisie, la France de 2017, elle finit de se dissoudre, sa culture avec, laquelle, paraît-il, n’a jamais existé !
Philippe Sollers : « en 2007, la France était… par franceinter
« Immortelle est la beauté »
Alors, oui, Beauté, son nouveau roman, fait du bien. Au corps et à l’âme. Il devrait être remboursé par la Sécu. Si, si, Madame Touraine, avant de disparaître en mai, un petit geste. L’histoire commence en Grèce où le narrateur se trouve avec Lisa, une pianiste célèbre, amante adorée. Elle se déroule aussi pendant un concert au Grand Théâtre de Bordeaux où la jeune femme interprète les Variations de Webern. Le matin, elle reçoit des messages sur le déferlement des migrants en Grèce, son pays. Elle demande à son public une minute de silence en raison de la catastrophe humanitaire qui se joue. Mais la Grèce, c’est aussi le pays du temple d’Athéna Aphaia, où on peut lire l’inscription mise en épigraphe du roman : « Immortelle est la beauté« . Le début des romans de Sollers se lit comme un poème en prose. Le plus réussi est, de mémoire, celui de La fête à Venise. Description précise, en « technicolor ». Moteur ! Ici, immédiatement, un coup de foudre. Zeus se manifeste au beau milieu de la journée, sans le moindre orage. Du grand n’importe quoi, s’écrie l’imbécile biberonné aux romans fabriqués dans les ateliers d’écriture de la redoutable Agence de la Pensée Unique (APU). Non, simplement, on prend de la hauteur, le soleil brille et le ciel est très bleu. Gould est au piano, ses longues mains sont sublimes, Hölderlin possède la cadence des dieux, Céline annonce les massacres à venir, nous y sommes, on ne l’entend pas, le bruit et la fureur d’un monde insensé couvrent tout, Bataille est le dernier romantique, ses figures féminines ouvrent sur l’impossible, on n’y voit que pornographie.
C’est à désespérer. Et pourtant Sollers insiste. Ses doigts bagués indiquent le sud, la lumière, la légèreté, le langage des fleurs, la beauté des déesses callipyges. Les anorexiques volontaires, il les laisse au diable, qui dirige le commerce mondial (armes, cocaïne, organes humains) la publicité, les techniques de la chirurgie esthétique sans cesse renouvelées. Il reprend ses thèmes de prédilections, évoque ses auteurs aimés, digresse à l’infini. Il pratique l’éternel retour, cher à Nietzsche, son point fixe. Avec lui, en le citant sans relâche, il traque les nihilistes qui veulent imposer leur monde de mort. « La mort est minable, c’est tout », écrit Sollers. Ou encore : « Quand il ne le détruit pas, ou ne le falsifie pas, le nihiliste, c’est-à-dire presque tout le monde, laisse tomber la beauté. » l’enjeu est là. La partie est presque perdue. Mais tout est dans le presque. Il faut sauver ce qu’il reste à sauver, un bonheur singulier, à vivre seul, ou à deux, pas plus, et de manière épisodique, avec des femmes qui ressemblent à la Molly de Céline ou à la Juliette de Sade. Une respiration sur la colline inspirée, loin du « pays sans joie ».
Calypso, Circé, ou Pénélope ?
Une escapade chez Homère, pour ne citer que lui. Sollers évoque Ulysse retenu par Calypso, durant sept ans. La déesse finit par se lasser, elle le flanque sur un radeau. Il vivra l’enfer. Il trouvera Circé, le temps d’une saison paradisiaque. Sollers hésite. Calypso ou Circé ? Laquelle est la plus experte en jeux interdits, donc salutaires ?
Pendant ce temps, Pénélope tisse le linceul de son tendre époux. Un emploi bien réel.
Au hasard, portrait de Leni Riefenstahl, « génie de la manipulation grandiose ». Elle filme Hitler sous toutes les coutures de son uniforme de dictateur camé. Les masses sont fanatisées, l’absurdité humaine va tout détruire, suicide collectif inégalé. On entre dans l’ère moderne. La beauté vacille, au bord du gouffre amer. Leni réalise Les dieux du stade, en 1936, pour les jeux Olympiques de Berlin. Sollers, toujours : « Les jeux Olympiques de Berlin contre « Olympia de Monet » : il n’en faut pas moins pour démontrer la supériorité de Manet. »
Tiens, tiens, la même année, à Bordeaux, naît un certain Philippe Joyaux, pseudo Sollers, dont la devise pourrait être ce bref dialogue, page 169 :
« Vous n’avez pas honte ?
Non. »
Philippe Sollers, Beauté, Gallimard.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !