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Soixante millions d’hypocrites


Il faut croire que l’homme ne vit pas seulement de pain. Même le Français. Voilà des mois que les sondages et ceux qui les commentent nous serinent que la première préoccupation des Français, c’est le chômage – et la deuxième, le pouvoir d’achat. Or, ces mêmes sondages confirment ce que le faible écart entre les deux finalistes pouvait laisser penser[1. Non seulement Sarkozy n’a perdu « que » 2 millions de voix entre 2007 et 2012, mais il a fait un meilleur score que Ségolène Royal il y a cinq ans (16 865 340 contre 16 790 440).]. Ainsi, à en croire une enquête Harris sur les motivations du vote, seuls 48 % des électeurs de Hollande l’ont choisi par adhésion à l’homme et à ses 60 propositions, tandis que 49 % entendaient punir Sarkozy ; plus intéressant encore, 44 %, toujours parmi les électeurs du candidat de la gauche, pensent qu’avec lui, la situation économique sera encore pire. En clair, une petite dizaine de millions de Français ont délibérément choisi d’envoyer à l’Élysée un candidat dont ils pensent, avant qu’il ait bougé le petit doigt, qu’il ne fera pas mieux, et sans doute moins bien, que son prédécesseur sur le plan du chômage et de la réduction des déficits.[access capability= »lire_inedits »]

Dans ces conditions, il faut se demander ce qui a manqué à Nicolas Sarkozy pour créer « la plus grosse surprise de l’histoire de la Ve République ». Pourquoi, après avoir « retourné » tant de ceux qu’il avait déçus, a-t-il échoué à réduire le dernier carré ? À l’évidence, ce n’est pas son bilan, quoique qualifié de « désastreux » par ses adversaires, qui est en cause : si c’était le cas, les électeurs n’affirmeraient pas qu’ils ont voulu sortir le sortant, mais se diraient convaincus par le programme de François Hollande. L’hypothèse que je tenterai d’étayer ici est que ce sont la forme, le comportement, les manières que les électeurs ont sanctionnés. Le rejet de sa personne suggère en effet qu’il a commis une grave transgression et même, osons le mot, un véritable sacrilège. Cela signifie que le 6 mai 2012 n’a pas scellé l’échec de la politique de Nicolas Sarkozy, mais celui du sarkozysme. C’est l’histoire d’un rendez-vous manqué, et même d’un gâchis. En 2007, Sarkozy promet d’en finir avec le chiraco-mitterrandisme (1981-2007), un quart de siècle d’immobilisme maquillé par la rhétorique du rassemblement. Il pense, et à raison, que la France est disponible pour la « rupture ».
Mitterrand et Chirac parlaient comme de Gaulle et agissaient comme Queuille (qui disait, paraît-il, qu’il n’existait pas de problème qu’une absence de solution ne pût résoudre). Ils avaient compris qu’ils pouvaient ne rien faire à condition de le faire avec panache. En somme, ils prenaient de grands airs pour s’incliner devant l’ordre des choses. Sarkozy veut faire bouger les lignes, mettre la société en mouvement.

À la hussarde s’il le faut. Résultat : pendant cinq ans, la gauche rassembleuse (qui exclut uniquement ceux qui ne pensent pas comme elle) accusera le Président de « diviser ». Seulement, si l’on ne prend pas le risque de diviser, on fait roi-fainéant. Le Général n’a pas hésité, quand il le jugeait nécessaire, à « cliver », voire à dresser des Français les uns contre les autres. Certes, il a autant manqué de flair en 1968 que Juppé en 1995 avec la réforme des retraites ou Villepin en 2006 avec le CPE. Mais la rue ne pouvait se mesurer à lui en termes de légitimité. On ne saurait, bien sûr,
reprocher à ses successeurs d’avoir gouverné par temps de paix. Reste qu’aucun d’eux n’a été capable d’affronter durablement une partie de la société française pour mener à bien une réforme qu’il jugeait nécessaire (à bon escient ou pas, ce n’est pas la question).
La quasi-faillite actuelle de l’État s’explique largement par cette façon rassembleuse de gouverner qui dicte de ne jamais remettre à demain ce qu’on peut remettre à après-demain. La faute de Sarkozy n’est pas d’avoir divisé, mais d’avoir cru que la politique pouvait congédier le symbolique au profit du pragmatique. Il prétendait se libérer de l’étiquette monarchique et du costume rigide taillé pour le Général. Il voulait le pouvoir sans la comédie. La devise du quinquennat sera : on ne nous cache rien, on nous dit tout. Or, quand on est bien élevé, il y a des sujets dont on ne parle pas – en tout cas, pas pour dire la vérité : le sexe, l’argent et la politique. Bien sûr, chaque société a ses préférences et ses tolérances.

Aux États-Unis, il n’y a rien d’inconvenant à afficher sa richesse ou son ambition. Le pouvoir est un objectif parfaitement avouable. Par ailleurs, malgré l’ombre de la Guerre civile, ou peut-être à cause d’elle, les clivages politiques et idéologiques sont assumés et la liberté d’expression presque consternante. Les conflits politiques s’accompagnent parfois d’un degré de violence qui nous semblerait insupportable – la lutte des « pro-life » contre l’avortement en est un bon exemple. Pourtant, la classe politique n’est pas hantée par le spectre de la division. Même la contestation des règles du jeu fait partie des règles du jeu. Il est vrai, cependant, que cette tolérance s’arrête à la porte de la chambre à coucher. À l’inverse, jusqu’au séisme DSK, la France était assez libérale en matière de sexe, et plutôt coincée quand il était question d’argent et de politique – on ne brigue pas le pouvoir parce qu’on aime ça mais pour faire avancer ses idées. Sarkozy n’a que faire de ces faux-semblants et pesanteurs de langage. Son mot d’ordre est : « Décomplexez-vous ! » Bref, il nous a pris pour des Américains. Il faut reconnaître à sa décharge que, nous aussi, nous nous sommes pris pour des Américains. Seulement, on ne se débarrasse pas de son inconscient comme ça. Si encore il s’était contenté de discours ! Mais cette révolution, il ne l’a pas théorisée, il l’a incarnée, ne cachant ni ses goûts ni ses fréquentations. Trois heures au Fouquet’s et deux jours sur le Paloma lui vaudront l’indélébile et imbécile étiquette de « président des riches ». Son tort n’est pas d’être obsédé par l’argent, mais d’être désinvolte avec lui. À la différence d’un grand nombre de Français, cela ne le gêne aucunement d’en parler, tout comme il parle de sa vie amoureuse. Le même refus de convenances jugées hypocrites inspire sa pratique du pouvoir : il ne la joue pas « président de tous les Français » mais chef de la majorité. Et puisqu’il a été élu, c’est son programme qui définira l’intérêt général. Cessons de nous raconter des histoires, affirme-t-il en substance. Or, la France veut se raconter des histoires, même si elle ne sait pas lesquelles.

En voulant montrer qu’il était un homme comme les autres, Sarkozy a agi en monarque commettant un crime de lèse-majesté. C’est cet attentat à la sacralité républicaine qui a suscité l’incroyable déchaînement de haine dont les médias ont été la caisse de résonance durant cinq ans. Que des électeurs par ailleurs acquis à ses propositions plus qu’à celles de son adversaire aient choisi de le congédier montre bien l’irrationalité de cette détestation. On pense au proverbe anglais : « To cut off the nose to spite the face » (« Se couper le nez pour se venger du visage »). L’ironie de l’histoire est que c’est lui, finalement, qui aura été un président normal. C’est la raison de son échec.[/access]

Mai 2012 . N°47

Article extrait du Magazine Causeur



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est historien et directeur de la publication de Causeur.

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