À force de parler de “guerre” contre le coronavirus, Emmanuel Macron a fini par se convaincre lui-même de la pertinence de sa rhétorique militaire. Il envisagerait que des soignants participent au défilé du 14 juillet. Cela va trop loin.
En France, tout finit en décorations, célébrations et allocutions. L’Élysée entend honorer tous ceux qui auront « participé à la lutte contre l’épidémie à tous les niveaux et dans tous les secteurs d’activité ». Des agriculteurs aux éboueurs, des professeurs aux livreurs, sans oublier caissières et femmes de ménage, tous auront droit à leur ruban. Les recalés de la promotion unique de l’Ordre du mérite et de la Légion d’Honneur, qui sera publiée le 1er janvier 2021, auront tout de même une chance de se voir agrafer au plastron (ou à leur blouse) la « médaille de l’engagement face aux épidémies », distinction datant de 1884 et ressuscitée pour l’occasion. Je m’étonne qu’il n’y ait pas une médaille de la quatrième ligne, pour ceux qui ont tenu bon sur leur canapé. Mais il est encore temps. Puisque nous sommes tous des héros.
Tous des héros ou tous des dingues?
On dira que je suis ingrate à l’égard de ceux qui m’ont permis, depuis deux mois, de manger des petits plats et de bouffer de la série, de me déplacer (pour des motifs essentiels, évidemment) et de me faire les ongles. Ma gratitude leur est acquise. Mais j’en ai aussi pour ma boulangère qui fait du pain tous les jours. Si je passais mon temps à m’extasier parce qu’elle fait du pain, elle me prendrait pour une dingue.
Si nous sommes tous des héros, il n’y a plus de héros
Il y a quelque chose de ridicule, d’étouffant et de parfaitement fabriqué dans ce déluge de sentimentalité qui nous saisit dans toutes les épreuves. C’est le syndrome nounours et bougies. Nous remercions en cadence mais notre gratitude dure ce que durent les roses. Les policiers applaudis en 2015, agressés et insultés aujourd’hui, peuvent en témoigner.
Narcissisme de la générosité
Nous prenons ces effusions pour une manifestation de l’union nationale, et pour la preuve que nous sommes solidaires, fraternels et pleins d’abnégation. En réalité, nous nous applaudissons en train d’applaudir. Et nous sommes heureux de nous voir si bons dans le miroir de l’épidémie, ce qu’un mien camarade a finement appelé « le narcissisme de la générosité ». Sauf que tout cet amour pourrait bien tourner au vinaigre, voire au gaz lacrymo à la rentrée, quand tous ces héros demanderont à être rétribués autrement qu’en symboles.
A lire aussi, Elisabeth Lévy: L’Etat, ma mère juive
Mais ce n’est pas tout. Outre la distribution de hochets aux « soldats engagés en deuxième et troisième lignes » (si je me rappelle bien la distinction macronienne), le président souhaite qu’un hommage soit rendu aux personnels soignants lors des cérémonies du 14 juillet. En clair, On verra donc des blouses blanches défiler avec les uniformes sur les Champs Élysées.
Je ne suis pas un héros, faut pas croire ce que disent les journaux
Le 14 juillet, on ne célèbre pas seulement l’unité nationale, on évoque la nation en armes : en somme, c’est la fête de l’institution militaire. Beaucoup de bons esprits, convaincus que ce sont désormais l’abnégation et le désir de soigner qui régissent la politique et les relations internationales, aimeraient d’ailleurs en faire une cérémonie civile et humaniste. Ces âmes sensibles veulent changer les paroles de la Marseillaise et raconter aux enfants que, le 8 mai, on célèbre l’amitié entre les peuples. Évoquer la victoire sur l’Allemagne nazie, pourrait chagriner « nos amis allemands » – qui du reste ne demandent pas qu’on réécrive l’Histoire pour leur faire plaisir.
Cette volonté de démilitariser la mémoire française s’inscrit dans le projet idéologique de dénationalisation de la France (et des autres nations). Et paradoxalement, la métaphore guerrière censée sublimer la politique sanitaire va dans le même sens. Si la guerre est partout, elle n’est nulle part. Si nous sommes tous des héros, il n’y a plus de héros. Avec tout le respect que l’on doit aux soignants, ils n’étaient pas dans les tranchées en 1917. Ils ne sont pas moins méritants que des soldats, mais leur mérite est d’une autre nature.
Du reste, la vraie guerre n’a pas disparu de notre horizon. Puisqu’on en est aux remerciements, c’est l’occasion d’évoquer la mémoire de Cédric de Pierrepont et Alain Bertoncello, membres des commandos Hubert morts au Burkina Faso en libérant des otages il y a un an, et celle de Kevin Clément, légionnaire tué au combat au Mali le 5 mai, au moment où je râlais pour l’ouverture des plages.
Alors oui, merci à ceux qui s’occupent de notre santé. Mais le 14 juillet, d’abord un hommage à ceux qui défendent notre liberté.
Causeur ne vit que par ses lecteurs, c’est la seule garantie de son indépendance.
Pour nous soutenir, achetez Causeur en kiosque ou abonnez-vous !