La réaction univoque de l’Occident face à l’invasion de l’Ukraine a révélé la pauvreté du jeu de cartes culturelles dont Vladimir Poutine disposait en Europe. Les quelques réseaux d’influence sur lesquels il pouvait compter en France – quand ils ne sont pas déjà fermés – risquent de faire face à de sérieuses difficultés dans les années à venir…
Il reste pourtant probable qu’une partie irréductible de Français continuent à voir dans le Kremlin le souffre-douleur de la diplomatie américaine et surtout le porte-voix des « valeurs traditionnelles » auxquelles ils croient. Le régime autoritaire de Poutine s’est en effet imposé dans la guerre des idées comme le héraut du conservatisme et de l’« illibéralisme ».
La coordination des activités d’influence de la diplomatie russe avec celles d’une multitude d’acteurs non-étatiques ou paraétatiques se rattache à une définition élargie du soft power. Ce concept ayant été façonné pour désigner la force d’attraction culturelle américaine, l’historienne Marlène Laruelle préfère parler pour la Russie d’un « soft power de niche [1] » qui cible des populations susceptibles d’accueillir favorablement le discours particulariste de Moscou.
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À partir des années 1990, les nouvelles élites russes engagent un renouvellement du discours officiel pour pallier la faillite idéologique du régime soviétique. Dans un premier temps, l’objectif est de ne pas retomber dans les mêmes erreurs de la perestroïka et de remobiliser le peuple russe derrière un répertoire moins idéologique. Avec l’arrivée au pouvoir de Vladimir Poutine en 2000, cette orientation vers un réalisme revendiqué s’impose par le retour d’une triple centralité : celle de Moscou sur le reste du pays, celle du Kremlin sur la vie politique intérieure, celle de la Russie sur la scène mondiale [2]. Ensuite, le Kremlin comprend avec la révolution Orange (2004) qu’il ne peut pas se permettre de ne rien opposer au soft power libéral de l’Occident qui risque de lui rafler la mise dans l’espace postsoviétique. La guerre en Géorgie (2008) et les manifestations en Russie contre les élections législatives de 2011 sont les deux derniers tournants qui amènent le gouvernement russe à proposer une contre-offre idéologique à la démocratie libérale [3].
La bannière du conservatisme
Pour incarner cette alternative aux régimes libéraux occidentaux, et dans l’optique d’imposer progressivement un monde multipolaire contre l’hégémonie américaine, la Russie a renouvelé son soft power en l’enracinant dans son particularisme culturel. Dans cette optique, elle commence à promouvoir le conservatisme ou plutôt les valeurs dites « traditionnelles », c’est-à-dire antilibérales et antioccidentales [4]. Investissant massivement l’espace médiatique et culturel, cette nouvelle doctrine à l’avantage de maintenir le lien de confiance entre la population russe et le pouvoir fort du Kremlin en limitant la propagation du libéralisme politique. Poutine prône d’ailleurs un récit national délibérément large afin de s’adresser au plus grand nombre : éloge de la gloire soviétique sous Staline et Brejnev, de la culture religieuse orthodoxe et du tsarisme avec l’autocratie comme référentiel politique, du monde slave et de l’Eurasie [5]… À l’étranger, les cibles de ce soft power sont d’abord les populations des ex-républiques soviétiques via la mise en place d’un appareil médiatique offensif et d’un nouveau réseau d’instituts culturels (création de Russia Today en 2005, de la fondation Rousskiï Mir pour la préservation et la diffusion de la langue russe en 2007, de la fondation Gortchakov de soutien à la diplomatie publique en 2010 et de l’agence de presse multimédia internationale Sputnik en 2014) [6].
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S’ajoute à cette nouveauté une perception disproportionnée du soft power russe par les analystes occidentaux. Tout part d’un article de 2013 écrit par le CEMA russe Valery Gerasimov qui explique que « Le rôle des moyens non militaires pour atteindre des objectifs politiques et stratégiques s’est accru et, dans de nombreux cas, leur efficacité a dépassé celle de la force des armes [7] ». En bref, et c’est assez banal, il met l’accent sur l’importance stratégique de la guerre hybride. Mais ses propos sont soudain interprétés comme étant la base d’une nouvelle « doctrine » russe basée sur la guerre de la communication et les moyens d’influence culturelle. Il ne s’agissait pourtant pas d’une doctrine (le créateur américain de cette expression « doctrine Gerasimov » l’a lui-même reconnu [8]) mais simplement de l’analyse d’un militaire qui soulignait la nécessité d’investissements militaires adéquats dans le contexte d’une conviction croissante parmi les dirigeants politiques russes que les conflits peuvent être combattus et gagnés sans l’armée [9].
Cette « doctrine Gerasimov » (l’analyse et sa surinterprétation par l’Occident) est importante pour deux raisons. D’abord, elle reflète un certain état d’esprit russe qui considère que les manifestations populaires tout comme les révolutions ne sont pas spontanées mais toujours orchestrées ou alimentées par un pouvoir quelconque (CIA, George Soros…). Ensuite, comme l’annexion pacifique de la Crimée en 2014 est apparue comme l’application exacte des propos de Gerasimov, les analystes occidentaux se sont mis à traiter obsessionnellement de la guerre informationnelle menée par les Russes, lui attribuant toutes sortes de réussites et de tentatives avortées. C’est pourtant avec des chars que Poutine a lancé l’invasion de l’Ukraine en février 2022…
L’opportunité des « populismes » occidentaux
En Occident, ce positionnement doctrinal a opportunément trouvé grâce aux yeux des droites nationales occidentales qui s’alimentent de la poussée des « populismes ». La mobilisation derrière Marine Le Pen en France, Donald Trump aux États-Unis ou certains dirigeants conservateurs en Europe centrale (notamment l’Autriche et les pays du groupe de Visegrad [10]) a permis de créer des réceptacles médiatiques propices à apprivoiser la vision du monde du Kremlin. La Russie est ainsi parvenue à s’ériger en porte-voix d’une sorte d’« internationaliste moraliste » prêchant la défense de la structure traditionnelle de la famille, la centralité des racines chrétiennes de l’Europe et la critique de la « décadence occidentale [11] ». Les déconfitures de la crise de l’euro, de la crise migratoire et du Brexit d’une part, et l’anxiété que suscitent la cancel culture et le mouvement woke d’autre part ont également participé à accélérer ce mouvement.
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Toutefois, l’influence effective de ce soft power conservateur est condamnée à rester marginale en Occident. Les médias sur lesquels il repose visent un public de niche composé de réactionnaires déjà convaincus par le discours du Kremlin. Ils n’ont que peu de pouvoir de séduction sur les publics réticents à ce discours et dépendent de la volatilité de l’opinion comme la crise ukrainienne tend à le montrer. Enfin, ils ne participent pas à enrayer les convictions antirusses en Pologne ou aux États-Unis par exemple.
Le soft power russe en France
La France s’est révélée être une des cibles privilégiées du soft power russe pour plusieurs raisons. D’abord, la France est depuis le XIXe siècle une terre d’accueil privilégiée pour les vagues successives d’exilés russes, dont la plus signalée fut bien sûr celle des Russes blancs après la révolution d’Octobre et la guerre civile [12]. Durant la deuxième moitié du XXe siècle, la France s’est ensuite démarquée par la vitalité de son Parti communiste et par la proximité idéologique de certains de ses intellectuels avec les thèses marxistes de Moscou. Au même moment, la promotion gaullienne d’une Europe courant « de l’Atlantique à l’Oural » et d’une indépendance stratégique vis-à-vis de l’OTAN a créé au sein de l’opinion française un tropisme de rapprochement avec la Russie. Cette stratégie d’équilibre entre l’allié américain et le voisin russe a été récupérée par la droite française de François Fillon à Eric Zemmour en passant par Marine Le Pen. Plus récemment, Emmanuel Macron ouvrait…
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[1] Marlène Laruelle, « Soft power russe. Sources, Cibles et canaux d’influence », IFRI, avril 2021.
[2] Marlène Laruelle, « L’idéologie comme instrument du soft power russe. Succès, échecs et incertitudes », Hérodote, 2017, N° 166-167, p. 23-35.
[3] La couverture médiatique occidentale de ces évènements a probablement été jugée unilatérale par les autorités russes et perçues comme une menace s’il n’y avait pas de médias alternatifs. On peut dater de ces évènements cette prise de conscience du besoin pour eux d’une presse favorable à la Russie au sein des démocraties libérales.
[4] À noter que le terme « conservatisme » ou « conservateur » est très peu utilisé par les autorités russes qui lui préfèrent « spiritualité », « traditions », « racines » et surtout « valeurs traditionnelles », in Marlène Laruelle, « Soft power russe. Sources, cibles et canaux d’influence », IFRI Centre Russie/NEI, N°122, 2021.
[5] Marlène Laruelle, « L’idéologie comme instrument du soft power russe. Succès, échecs et incertitudes », Hérodote, 2017, N° 166-167, p. 23-35.
[6] Maxime Audinet, « Quel soft power pour la Russie ? », Diplomatie, n°40, août-septembre 2017, p. 48-49.
[7] Mark Galeotti, « The ‘Gerasimov Doctrine’ and Russian Non-Linear War », In Moscow’s Shadows, 6 juillet 2014.
[8] Mark Galeotti, « I’m Sorry for Creating the ‘Gerasimov Doctrine’ », Foreign Policy, 5 mars 2018.
[9] Ofer Fridman, « On the “Gerasimov Doctrine”. Why the West Fails to Beat Russia to the Punch », Prism, décembre 2019, p. 101-112.
[10] Pologne, Hongrie, République tchèque et Slovaquie.
[11] Op. Cit., Marlène Laruelle.
[12] Un quart des 1,5 à 2 millions de Russes contraints à l’exil émigrent en France principalement en région parisienne et dans le sud de la France.
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