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Sociétés multiculturelles vs Dar al-Islam

"La paralysie morale et intellectuelle gouverne tant à Bruxelles qu’à la CEDH, au Conseil de l’Europe, voire à la tête des juridictions nationales..."


Sociétés multiculturelles vs Dar al-Islam
Des fidèles chiites célèbrent l’Achoura dans une mosquée de Téhéran, 5 septembre 2019 © AP Photo/Ebrahim Noroozi/Sipa

D’un côté, le monde occidental multiculturel est sommé, plus que jamais, de s’ouvrir à la « diversité ». De l’autre, les pays musulmans, du Sahel au Pakistan en passant par le Maghreb et la Turquie, imposent par la force l’homogénéisation ethnoreligieuse de leur société. Face à eux, ayons la bonté de perdre.


Depuis 1945, les trajectoires historiques de l’Europe et du grand Moyen-Orient divergent radicalement, tels deux continents que tout oppose. D’un côté, l’américanisation des sociétés d’Europe de l’Ouest a été orchestrée par les dirigeants occidentaux, afin d’effacer l’opprobre du crime nazi de purification ethnique et de rendre impossible son éventuelle récidive : le melting-pot inventé aux États-Unis, converti au début du XXIe siècle en modèle de société multiculturelle, est devenu l’ultime idéologie politique de l’Occident euro-américain (le riche Japon étant resté sourd à cette perspective). En attestent tant l’idéologie dominante que le discours et les messages publicitaires, ou les manuels scolaires transcrivant les directives officielles.

L’islam ou l’exil

Au sud en revanche, du Pakistan au Maroc, la sortie du monde colonial post-ottoman a été l’occasion d’engager un vaste programme d’homogénéisation des sociétés par expulsion ou élimination des éléments culturels et religieux jugés hétérogènes. Là, la pureté a été perçue comme le gage du retour à l’authenticité fantasmée des origines. Européens (colons ou immigrés), juifs natifs ou immigrés, chrétiens d’Orient, minorités religieuses (baïas, zoroastriens, musulmans convertis à d’autres religions, yazidis…) ou culturelles (Kurdes, Berbères…) ont été tour à tour chassés, acculturés, combattus, expulsés, vendus, voire éliminés. L’actualité récente nous donne trois exemples tragiques de cette dynamique, jamais interrompue depuis trois quarts de siècle, qui travaille inlassablement à l’homogénéisation ethnoreligieuse des sociétés musulmanes d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient – et désormais du Sahel –dans le cadre oppressant d’une salafisation idéologique devenue hégémonique.

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Considérons d’abord la Tunisie. En février 2023, le président Kaïs Saïed a tenu de violents propos hostiles à l’immigration subsaharienne, déclenchant des ratonnades meurtrières à Sfax et des renvois d’immigrants en Afrique de l’Ouest. Ayant soulevé un tonnerre de réprobations à l’étranger, le président a finalement décidé de laisser passer les migrants (la Tunisie n’est pas le « garde-frontière de l’Europe »), étant entendu que« les hordes de migrants clandestins »ne sauraient accomplir « un plan criminel pour changer la composition du paysage démographique en Tunisie » (sic). Ces propos sont soutenus par plus de la moitié du pays, sondages à l’appui.

En septembre 2023, après un an de siège, l’armée d’Azerbaïdjan a pénétré au Haut-Karabakh pour chasser de cette petite région ses 120 000 Arméniens chrétiens – dont la présence est bien antérieure à l’arrivée de l’islam dans la région au Moyen Âge –, funeste prélude à la réoccupation des lieux par des populations musulmanes transférées après destruction des églises millénaires et de toute trace du christianisme et de ses anciens habitants. C’est la dernière étape d’un processus de nettoyage ethnique et religieux génocidaire en faveur de l’islam turco-kurde en vigueur depuis les massacres hamidiens de 1894-1897. Si l’on additionne les victimes de ces premiers massacres (0,3 million) aux 1,5 million de morts du double génocide arménien et syriaque (1915-1924), et à ceux du génocide des Grecs pontiques et de la mer Égée (au moins 0,45 million), le nettoyage ethnique de l’Anatolie a physiquement liquidé 2,25 millions de chrétiens (non comptés juifs et yazidis) pour édifier la Turquie moderne. Les coreligionnaires des victimes n’ont eu de choix qu’entre la conversion à l’islam ou l’exil.

Enfin, le 7 octobre 2023, au moins 2000 membres fanatisés et kamikazes du Hamas (1 500 sont morts sur le sol d’Israël) ont pénétré par surprise en Israël, où ils auraient commis des actes de guerre en tuant près de 200 soldats israéliens, n’était-ce la volonté exterminatrice de tuer toute personne, quelque soit son âge, sa condition et son sexe, rencontrée sur leur passage ; en outre, plus de 200 personnes ont été capturées et conduites à Gaza comme otages. Il ne fait guère de doute, vu la nature des crimes commis, des corps torturés, déchiquetés et brûlés, que la détermination génocidaire aurait fait bien plus de morts si la chose eût été possible. En 2023, cette cruelle atrocité rappelle le fait que, lors de la guerre israélo-arabe de 1948, les forces arabes abattaient les soldats israéliens capturés et blessés tombés entre leurs mains.

Frères musulmans à la manoeuvre

Ainsi, de nos jours, au terme d’une longue construction en miroir, ces deux modèles antinomiques fonctionnent en interaction l’un avec l’autre : étreint par son sanglot, « l’Homme blanc » européen n’en finit pas de s’excuser des actions coloniales de générations aujourd’hui décédées ; il a, par voie de conséquence, renoncé à toute pression sur les pays islamiques (ainsi définis dans leurs Constitutions), quelle que soit la nature des exactions conduites sur leurs propres minorités ou ressortissants, sauf quand elles prennent une ampleur criminelle ou génocidaire telle que même l’ONU ou des dirigeants musulmans s’en émeuvent (massacre des Kurdes et des chiites d’Irak par Saddam Hussein en 1991, politique criminelle de Daech contre les chrétiens et les yazidis de 2004 à 2007, etc.).

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En face, les élites du Moyen-Orient, qui ont toute liberté d’action, n’ayant pas de compte à rendre à leurs populations soumises à un régime autoritaire voire dictatorial, ont parfaitement compris les règles de fonctionnement de l’État de droit européen tel qu’il se déploie en ce début de XXIe siècle. Elles peuvent en user et en abuser librement, dès lors que la paralysie morale et intellectuelle gouverne tant à Bruxelles qu’à la CEDH, au Conseil de l’Europe, voire à la tête des juridictions nationales. L’objet et la raison d’être de ces institutions, autoproclamées garantes de l’État de droit des nations démocratiques, n’est pas de protéger la souveraineté des peuples dont elles émanent, fût-ce le peuple européen, mais de garantir le bon fonctionnement de règles de droit autoréférencées qui assurent la protection universelle des minorités et des droits de l’Homme réfugié ou déplacé en Europe, dès lors qu’il a atteint les eaux territoriales et/ou le territoire des pays européens.

On a ainsi vu le président-dictateur tunisien donner des leçons de démocratie aux instances européennes, à qui il demande d’accepter les demandeurs d’asile en transit sur son territoire (voire en provenant), alors qu’il peine à assurer les conditions minimales de leur survie sur son sol ;le même président qui a couvert des ratonnades et expulsions de migrants subsahariens de son pays, et qui refuse l’argent promis par l’Europe pour garantir l’étanchéité de ses frontières – sauf aux migrations et voyages réguliers. Ce signe d’orgueil étonne dans un pays presque failli, qui ne compte sur son sol que 45 000 migrants africains, quand 1,5 million de ses citoyens (de nationalité ou d’origine) séjournent légalement ou illégalement en Europe.

Au sud du détroit de Sicile, la société de Tunisie est presque ethniquement et religieusement unifiée, les communautés juives résiduelles étant ultra-marginales (quelques centaines de personnes à Djerba), tandis que les autres étrangers non musulmans ne sont que de passage. Au nord du détroit, en revanche, l’Italie accueille sur son sol des millions de migrants depuis qu’elle est devenue une terre d’immigration dans les années 1980. En moins de quarante ans, la très catholique Italie se retrouve avec plus de 5 millions d’immigrés dont 1,5 million de musulmans. Tous les jours, le pape argentin lui intime l’ordre de s’ouvrir davantage à la « diversité ».

La société diversitaire occidentale n’est plus seulement une réalité multiculturelle et multiethnique. Elle est devenue une idéologie dont le « wokisme inclusif » est la langue : cette langue est parlée à Bruxelles, déclinée par les multinationales et une partie des élites culturelles nationales, et bien maîtrisée par les élites des Frères musulmans qui sont à la manœuvre en Europe, depuis que leur idéologie est criminalisée dans le monde arabe suite au fiasco de leurs tentatives de prise du pouvoir.

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En revanche, dès lors qu’il s’agit du monde musulman, en particulier des terres qui l’ont vu naître au Moyen-Orient et au nord de l’Afrique– où il a liquidé et remplacé le christianisme –, il n’est plus question d’inclusivité. Les Européens ont abandonné toute exigence de diversité à l’égard de ces pays (c’est bien le message qu’a compris l’Azerbaïdjan qui ne craignait que les Russes), et ils avalisent l’absence de liberté religieuse et la proscription des musulmans qui apostasient ; l’ONU a abandonné toute prétention en la matière ; les pays arabes eux-mêmes, qui ont chassé ou vendu leurs juifs nationaux (un million de personnes au départ), ce qui a doublé la population juive israélienne, trouvent normal que le pays hébreu héberge des millions d’Arabes palestiniens, au moment où les chrétiens d’Orient s’effondrent au Moyen-Orient, Égypte exceptée – sans que le semi-apartheid qui les oppresse n’y soit d’ailleurs remis en question.

Entre folie idéologique et oubli de l’Histoire et de ses enjeux, une étrange liquéfaction des esprits interdit d’observer le réel. Pense-t-on vraiment qu’à long terme, ce qui fut un monde islamique multiculturel, aujourd’hui presque entièrement monocolore, puisse cohabiter pacifiquement avec un monde européen ouvert, multiculturel et incessamment conspué pour sa fermeture et son rejet de l’Autre ?

Novembre 2023 – Causeur #117

Article extrait du Magazine Causeur




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Pierre Vermeren est historien et professeur des universités ; il est l’auteur de La France qui déclasse : de la désindustrialisation à la crise sanitaire (« Texto », Tallandier, 2020) et L’Impasse de la métropolisation (« Le Débat », Gallimard, 2021).

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