L’homme qui pourrait causer « en une minute plus de dommages qu’aucune autre personne n’a jamais pu le faire dans l’histoire des Etats-Unis » court toujours. Du moins le croyait-on, doux rêveurs que nous sommes, bercés par l’illusion romanesque d’une cavale à l’ancienne signée John le Carré. Alors que nous l’imaginions volontiers en pleine partie de cache-cache dans les dédales de l’aéroport de Cheremetievo, voilà que l’ennemi public n°1 réapparait en pleine lumière à l’occasion d’une conférence de presse qui va rapidement virer au buzz planétaire. De quoi désarçonner les tenants de l’ancien monde pour qui cavale rimait encore avec mystère et opacité. Celui qui, du jour au lendemain, faisait entrer l’expression «lanceur d’alertes» dans la novlangue médiatique, nous rappelle avec force que désormais plus rien n’échappe à la société du spectacle. Tout doit être montré. Pire, les protagonistes eux-mêmes réclament la mise en scène de leurs propres turpitudes, comme s’il leur était impossible d’accéder à la réalité de leur condition autrement que par sa représentation. Ce n’est plus « Je suis partout » ; c’est « Je vois tout » ; et, plus encore, c’est : « Je veux que tu me voies partout ». C’est ainsi que l’homme le plus recherché de la planète s’autorise à parader à visage découvert depuis sa salle d’attente, lui qui, dans sa fuite, n’a jamais vraiment rompu le contact (coupé le cordon ?) avec la sphère médiatique. Interview à Hong-Kong, speech public en direct de Moscou… de quoi remettre en selle le téléspectateur égaré qui, par mégarde, aurait raté quelques miettes de cette aventure hollywoodienne dénuée de tout suspense. Car il faut bien l’admettre : tout est couru d’avance dans cette histoire. La question est moins de savoir si Snowden va s’en sortir que de savoir quand et comment il sera pris. Eddy était fait comme un rat avant même d’entamer sa folle cavale. Voilà le tragique. On croit regarder Le Fugitif, mais c’est en réalité The Truman Show qu’on nous sert à la télé.
Dès lors, que dire d’un monde où même le dernier des fuyards en est réduit à réclamer sa part de « temps de cerveau disponible » ? Pas grand chose. Si ce n’est que la téléréalité est partout, qu’elle dévore chaque parcelle de réel, et que désormais plus rien ne s’oppose à son triomphe. Toute exhibition, tout étalage, tout aveu sont désormais encouragés par un système qui n’a de cesse de transformer la réalité en feuilletons à rebondissements, créant de facto une mise en concurrence mortifère des évènements. Entre catastrophes aériennes et affaires de dopage, il va falloir apprendre à tirer son épingle du jeu. Snowden va donc profiter du nouvel opus de sa propre saga pour faire saliver le public à coups de pseudo-révélations ; d’abord en affirmant tout de go que trois pays latino-américains, parmi les plus fréquentables de la planète (!), ont répondu positivement à sa demande d’asile politique. Great. Puis, par la voix du journaliste américain Glenn Greenwald, l’ex-consultant de la NSA indique détenir des informations ultrasecrètes dont la révélation pourrait faire vaciller l’administration Obama, mais qu’en aucun cas celui-ci ne souhaite causer du tort à son pays. En clair : « retenez-moi ou je fais un malheur ! ». Décidemment, on aime jouer à se faire peur, et ce n’est pas pour déplaire aux juilletistes ! Entre le père Snowden bien décidé à vider son sac et le retour de Secret Story Saison 7, ils ne vont plus savoir où donner de la zappette tant la promesse du grand déballage fleurit partout sur leurs écrans. Et en prime time qui plus est. Car tel est le savoureux paradoxe du nouveau monde soumis à l’impératif néo-maternel de transparence : le secret fait recette. Précisément parce qu’on s’acharne collectivement à le bouter hors de nos sociétés, le secret regagne mécaniquement une puissante charge symbolique et polarise toutes les attentions. C’est le bon vieux principe de l’économie de rareté. Voilà au passage une bizarrerie qui ne fait même plus sourire les dévots de l’empire du Bien qui ont depuis longtemps sacrifié leur sens de l’humour à la plus noble des causes.
Snowden ou autres héros-kleenex de la téléréalité… des personnages aux antipodes qui, malgré tout, participent à ce même mouvement qui parachève le renversement contemporain via lequel le désir d’être vu devient le principal enjeu de l’existence. Même « le mariage pour tous » (allez, on en remet une couche !) répond quelque part à ce désir brulant d’être reconnus, d’être perçus pour ce que l’on est vraiment. Certains esprits bien informés y verront, à juste titre, un désir régressif de retour au giron maternel qui frappe la société dans son ensemble. Car, comme l’écrivait Muray, « ici comme ailleurs, le contrôle est désiré. »
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