Cela fait longtemps que je caresse l’idée de dire ici tout le mal que je pense de l’évolution récente du principal syndicat des professeurs du second degré, le SNES-FSU[1. SNES : Syndicat national de l’enseignement secondaire
FSU : Fédération syndicale unitaire, qui rassemble plusieurs syndicats de personnels de l’éducation nationale]. L’occasion m’en est offerte par une histoire qui dure depuis deux ans au lycée français de Madrid, et qui m’a été rapportée de plusieurs sources, dont je n’ai aucune raison de mettre en doute la crédibilité. Depuis plusieurs années, Mme A., une enseignante d’italien de l’établissement anime un projet pédagogique consistant à familiariser les élèves de 1ère et de Terminale avec l’histoire de la Shoah. Dans le cadre de ce projet, avec l’aide de l’ambassade de France en Espagne et celle de diverses institutions locales, elle invite à Madrid des historiens de renom, comme Annette Wieviorka ou Jean-François Forges. Elle organise également des voyages d’élèves sur les lieux symboliques de l’extermination, comme Auschwitz ou la maison d’enfants d’Izieu. Bref, elle se décarcasse pour que les élèves madrilènes reçoivent, sur ce sujet, une information de qualité transmise par des personnalités qualifiées. Précisons, pour éviter tout malentendu, que Mme A. n’est pas juive et que son conjoint ne relève pas non plus de cette secte d’élite, sûre d’elle et dominatrice. Le 30 janvier 2008 doit avoir lieu au lycée une conférence du Père Patrick Desbois, le spécialiste des Einsatzgruppen, ces escadrons de la mort nazis qui pratiquaient, à partir de 1941, les exécutions de masse des juifs vivant dans les territoires conquis par la Wehrmacht dans les pays baltes, en Ukraine et en Russie.
Il est d’usage, lorsqu’un conférencier de renom accepte de venir parler dans un lycée, de faire en sorte que le plus grand nombre possible d’élèves puisse y assister. Sauf obligation pédagogique majeure, comme un contrôle programmé depuis longtemps, les professeurs concernés laissent leurs élèves libres d’aller à cette conférence, et bien souvent les accompagnent. Ce n’a pas été le cas de Mme B., professeure de mathématiques, qui a refusé de sacrifier son cours d’algèbre pour permettre à ses élèves d’écouter le Père Desbois. Mme B. est parfaitement dans son droit, même si l’on peut estimer ce comportement un peu rigide. En revanche, la manière dont elle justifie son attitude devant les élèves n’a rien de vraiment sympathique : “La Shoah, vous en avez suffisamment entendu parler… on vous en parle depuis que vous êtes tout petits… ne vous inquiétez pas, l’an prochain ils recommenceront…” En clair, cela signifie qu’elle en a ras-le-bol des obsédés des chambres à gaz, qu’elle rassemble dans un « ils » méprisant, englobant tout à la fois l’enseignante responsable de l’action pédagogique, ses invités et tous ceux qui lui apportent leur soutien. Les élèves, qui sont moins ballots qu’on ne le pense généralement, ont tout à fait compris le propos de Mme B., s’en émeuvent et en informent Mme A. Cette dernière, tombant sur Mme B. dans la cour, formule en termes vifs, mais non insultants selon les témoins de l’altercation, sa façon de penser sur son comportement. Elle informe également le proviseur du lycée de cet incident, mais ne demande aucune sanction contre sa collègue, contrairement à ce qui sera affirmé par la suite. On aurait pu croire que cette pénible mais, hélas, banale querelle de salle des profs allait se tasser avec le temps, et que le calme et la sérénité reviendraient peu à peu au sein d’une équipe éducative qui devrait montrer à la jeunesse l’exemple de la tolérance et de la civilité. Or, il n’en fut rien.
Depuis deux ans, la section locale du SNES-FSU mène une campagne de déstabilisation et de harcèlement contre Mme A. Comme on ne peut pas décemment mettre en cause le projet pédagogique sur la Shoah, comme l’a fait maladroitement Mme B., les syndicalistes du SNES accusent Mme A. d’avoir commis une agression inqualifiable contre la « liberté pédagogique » de Mme B., suscitent une pétition dans laquelle Mme A. est faussement accusée d’avoir qualifié sa collègue d’antisémite. À chaque rentrée scolaire, les nouveaux arrivés sont dûment briefés par les gens du SNES sur le cas de Mme A., dont il conviendrait de se méfier car elle pourrait vous attirer des ennuis. Cela s’appelle du harcèlement, ou alors ce mot ne veut plus rien dire. Pour aggraver son cas, Mme A., au lieu d’aller la corde au cou et en chemise se mettre sous l’abri syndical, prend un avocat et informe diverses institutions, comme le CRIF et la LICRA des misères qu’on lui fait à Madrid. Impardonnable sortie de linge sale hors de la buanderie scolaire !
On a souvent parlé, et pas toujours à tort, de patrons voyous, ceux qui prennent l’oseille publique et déménagent ensuite à la cloche de bois, ou ceux qui, comme à France Télécom font du stress de leur personnel une méthode de gestion.
On parle moins de syndicats voyous. Et pourtant il en existe. J’en ai rencontré un au cours de ma carrière, le fameux syndicat du Livre parisien CGT, qui cumulait les pratiques mafieuses et un corporatisme à tout crin pour, au bout du compte, mettre la presse quotidienne nationale dans l’état où elle est aujourd’hui : la plus exsangue financièrement de toutes celles paraissant dans les pays comparables. On dit que la CGT des dockers n’est pas mal non plus dans le genre, ce qui a eu pour résultat la chute vertigineuse du tonnage transitant par les ports français.
Le SNES, dont je m’honore d’avoir été un adhérent au temps où il était dirigé par d’aimables réformistes, n’est pas encore tombé à ce niveau de voyouterie syndicale, si l’on admet que les agissements de sa section madrilène constituent une regrettable exception. Mais il en prend le chemin. Dans les années 1970, la tendance « Unité et Action » (communiste) s’est emparée des leviers du SNES, avec comme objectif de fonctionner comme courroie de transmission du PCF dans le monde enseignant. C’était ainsi que cela se passait à l’époque, dans la meilleure tradition léniniste. La puissance de cette bureaucratie syndicale n’était pas due au fait que le peuple enseignant soit majoritairement sympathisant du PC, mais à une particularité spécifique : le ministère de l’Education nationale lui a quasiment délégué la gestion des personnels. Pour une mutation, une promotion ou autre avantage dépendant de l’administration, il vaut mieux être en bons termes avec le syndicat majoritaire qui ne cache pas que, dans ces domaines, son bras est assez long. Mais à quoi sert une courroie de transmission quand le moteur principal est en phase terminale ? L’effondrement du PCF a laissé face à elle-même une bureaucratie syndicale dont le principal souci a été de s’auto-reproduire, en maintenant son emprise administrative sur les collègues, et en tenant un discours revendicatif démagogique. Les nuisances qu’elle provoque dans le système éducatif français sont moins visibles que celles causées par la CGT du Livre ou des ports, mais elles n’en sont pas moins réelles. On ne verra certes pas un lycée faire faillite et des profs aller pointer au chômedu comme les nases du privé.
Mais comment se fait-il que la France soit, au sein des pays de l’OCDE, parmi les pays qui dépensent le plus d’argent par élève scolarisé dans l’enseignement secondaire, et que nous nous trainions en fin de classement PISA (programme international de suivi des acquis des élèves) ? Comment se fait-il que l’on mette, avec la bénédiction syndicale, les plus inexpérimentés des nouveaux enseignants devant les élèves les plus difficiles des ghettos urbains ? Que font-ils, quand il ne se sont pas suffisamment malins, ou cyniques, comme François Bégaudeau, pour transformer la misère langagière et morale de leurs élèves en littérature ou spectacle matériellement et narcissiquement rémunérateurs ? Ils s’en vont, ou prennent leur mal en patience jusqu’à ce que le « barème » concocté par le ministère et les syndicats leur permette d’aller dans un établissement moins rock’n roll..
A-t-on, ces derniers temps entendu du côté du SNES la moindre idée nouvelle pour faire avancer une réforme du lycée qui urge ? A part « moi y en a vouloir des sous et des postes », le discours des pontes de la FSU et de son grand leader Gérard Aschiéri n’est que démolition de ce que tentent, souvent maladroitement, les ministres qui se succèdent rue de Grenelle. Mais j’exagère. La FSU n’est pas seulement ce syndicat bestialement corpo que je viens de décrire. Il s’intéresse aux affaires de la planète, et particulièrement aux affaires du Proche-Orient. Le SNES et la FSU sont en pointe, dans le monde syndical, dans le mouvement BDS (Boycott-Désinvestissement-Sanctions contre Israël). Les motions qu’ils votent dans leurs congrès à ce sujet doivent siffler aux oreilles des dirigeants israéliens qui n’ont sans doute pas mesuré l’immense crédit moral dont bénéficient ces bureaucrates dans le peuple de France. L’affaire de Madrid, au bout du compte, est, à cet égard, plus symptomatique qu’exceptionnelle.
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