SNCF et Shoah : la mémoire outrancière


SNCF et Shoah : la mémoire outrancière

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Vendredi dernier, le 5 décembre, a été révélé le contenu d’un accord trouvé entre le Département d’État américain et le ministère français des Affaires étrangères. A travers la création d’un fonds de compensation, le gouvernement français consent, après des années de procédures, à indemniser les victimes américaines du génocide juif, au nom de la participation de la SNCF à celui-ci. Près de 50 millions d’euros seront ainsi versés par la République française à plusieurs milliers de déportés survivants ou à leurs descendants.

Les motivations de cet accord sont multiples. Elles tiennent en premier lieu à la détermination, aux États-Unis, de responsables politiques, d’avocats et de groupes de pression à faire condamner, entre autres, la SNCF pour son rôle dans l’acheminement de 76000 Juifs français vers les camps de concentration nazis, entre 1942 et 1944. Elles tiennent également à certains enjeux économiques et diplomatiques : la signature de contrats pour la construction de lignes à grande vitesse outre-Atlantique est, depuis plusieurs années, bloquée dans certains États américains par de nombreuses poursuites judiciaires lancées contre la SNCF. Les gouvernements français et américain entendent en effet, par cet accord, éteindre les griefs soulevés devant les juridictions américaines pour relancer ces contrats.

La SNCF, bien que directement incriminée, n’est pas partie à l’élaboration ou à la mise en œuvre de l’accord. En tant qu’entreprise, elle bénéficie d’une immunité de juridiction accordée par le législateur américain aux entreprises étrangères implantées aux États-Unis, qui la protège de tous types de poursuites judiciaires. Mais la SNCF est un établissement public, et c’est à ce titre que le Quai d’Orsay se retrouve partie de cet accord. Par la voix de son ambassadrice aux droits de l’Homme, Mme Patrizianna Sparacino-Thiellay, la République reconnaît ainsi, par cet accord, « la responsabilité des autorités françaises » d’assumer les conséquences des activités de la société ferroviaire durant l’Occupation.

C’est ainsi qu’en 2014, des victimes de la Shoah vont être « indemnisées » par la République française au nom du régime godillot qui l’a détruite, pour les crimes d’une entreprise réquisitionnée par une dictature étrangère.

L’affaire apparaît dès lors sous son jour le plus critiquable : pour la signature de quelques contrats, le pouvoir français s’apprête à céder sur l’honneur national. Car au-delà de sa logique détestable – des sommes d’argent pour dédommager des vies perdues et pour signer quelques contrats juteux -, cet accord, en soumettant la République à l’expiation des crimes de ses contempteurs, ouvre une plaie béante dans la mémoire de la Résistance. Car c’est historiquement établi : la République a disparu le 10 juillet 1940 avec le vote des pleins pouvoirs constituants au Maréchal Pétain, et n’est reparu qu’en août 1944, avec l’installation du Gouvernement provisoire de la République française. C’est durant ces quatre années que les convois ont été affrétés. Quatre années durant lesquelles la République et son message universel n’existaient plus que dans les actes des Justes, des Résistants et des martyrs patriotes.

Car, avec cet accord, que reste-t-il de l’œuvre des Français libres aux côtés des Alliés, si leur combat victorieux est aujourd’hui rendu vain ? Quelle place laisse-t-on à la Résistance dans la mémoire nationale, si son œuvre restauratrice est niée ? Quel cas fait-on des centaines de cheminots insoumis, fusillés pour actes de Résistance, si leur entreprise réquisitionnée est hissée en parangon de culpabilité nationale ? En somme, que devient la République rétablie après-guerre par la gloire de celles et ceux qui n’ont pas transigé ? Que ses dirigeants actuels acceptent en son nom cet accord en dit long sur le sort qu’ils font à la mémoire des héros d’hier, sans qui elle n’aurait pas ressuscité.

L’enjeu de cet accord est d’autant plus critique qu’il s’inscrit dans un engrenage qui, d’année en année, voit une funeste repentance s’étendre sans limites visibles sur le territoire de la mémoire. Alors que Guillaume Pépy, président de la SNCF, reconnaissait en 2011 le rôle de « rouage » de son entreprise dans « la machine d’extermination nazie », l’accord en question franchit la digue. Et ses termes, qui n’ouvrent réparation qu’aux victimes américaines, ont pour conséquence naturelle d’ouvrir grand la voie à une concurrence entre victimes : celles françaises qui n’avaient pas été reconnues bénéficiaires de la loi de 1948 et qui sont exclues de cet accord de 2014 ont décidé de combattre cette exclusion et de prétendre aux réparations versées par la République française.

Cette affaire illustre en définitive la faiblesse des autorités françaises à opposer la raison d’État, au nom de l’intérêt supérieur de la nation, aux passions légitimes mais inextinguibles des familles meurtries, en quête d’une justice dont le temps les a privées, et aux pressions des milieux financiers face à l’attrait des contrats espérés.

Alain Finkielkraut, à l’occasion du procès de Klaus Barbie, dénonçait déjà en 1989 l’utilisation de cette mémoire des victimes et des crimes d’hier pour « mettre le passé à la disposition des vivants ».  Il qualifiait la mémoire ainsi instrumentalisée de « vaine ». Avec cet accord, elle devient outrancière.

*Photo : Philippe Wojazer/AP/SIPA. AP21663165_000001.



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