Jusque-là, je pensais qu’il y avait trois approches de la nourriture. D’un côté le souci d’assimiler des calories, quelles qu’en soient la source et la qualité — ce à quoi en sont réduits trop de gens, par les temps qui courent. Ou bien la Cène — le repas convivial, entre proches : peu importe qu’on partage seulement du pain industriel et du vin en cubi, en se faisant croire que c’est une côte de bœuf et du chambertin. Ou la pure gourmandise, la délectation quelque peu égoïste d’un produit d’exception, d’une sauce longuement mijotée, d’un dessert qui tente même quand il est de trop.
Du McDo à l’étoilé de Michelin
Bien obligé de constater qu’il existe aujourd’hui une quatrième approche : s’installer à table et ingurgiter ce qui s’y trouve, sans même y faire attention, parce qu’on a les yeux braqués sur son portable.
Entrez dans un restaurant — du McDo à l’étoilé de Michelin. Et jetez un œil autour de vous. Ce que vous verrez, la plupart du temps, c’est ça :
Les couples qui se tiennent par la main en échangeant des regards langoureux et des propos pleins de sous-entendus, c’est fini. Les parents exemplaires — les restos de Noël sont remplis de pères attentionnés qui sortent leur progéniture, à eux confiée pour quelques jours, en attendant de les en priver tout à fait — qui expliquent à leurs enfants la supériorité du tournedos Rossini sur le hamburger caoutchouteux, on n’en voit plus. Les gosses cliquent désespérément sur leur machine pendant que les pères en font autant, afin de communiquer en urgence avec leur maîtresse laissée au logis. Les copains qui parlent fort en racontant des blagues, et en renversant parfois leur verre de rosé sur la nappe en papier, n’y comptez plus. Chacun désormais vit chez son portable.
Et ne croyez pas que cette manie à proprement parler autistique soit réservée aux bouis-bouis infects ou aux antres de la fast-food. J’étais l’autre jour au Caffè Florian, piazza San Marco, et ce que j’y ai vu, c’est ça :
Terminé, l’attention à la décoration XVIIIe — le Florian a été créé en 1720, et a eu dans sa clientèle non seulement Casanova — avant qu’il soit incarcéré dans la prison des Plombs, de l’autre côté du Palais des Doges —, mais Musset et Sand (avant qu’elle le trompe sur le lit où il était ravagé par la fièvre avec Pagello, le médecin venu le soigner et qu’elle a ramené en France), Byron ou Verdi. Et, de 1908 à 1911, le Club des Longues Moustaches, réuni autour d’Henri de Régnier.
Pas dans leur assiette
J’aurais compris à la rigueur qu’ils restent la tête en l’air, au lieu de plonger le nez dans leur ciocolatte, parce que le plafond du Florian, c’est ça :
Ou qu’ils s’abiment dans la contemplation des seins bruns de la jeune esclave peinte dans la Salle Orientale où ils prenaient leur petit déjeuner :
Mais non : ils jouaient à Candy Crush et aux Pokémons.
Ce qui me sidère, c’est que les grandes firmes qui leur font croire qu’on ne peut pas vivre sans son iPhone XS appellent cela de la Communication. En fait, chacun reste sur sa parallèle, comme les vaches dans le couloir de leur abattoir. Et encore, les vaches, qui ont une vague conscience de ce qui va leur arriver, meuglent. Eux, ils sont contents. Déjà morts, et contents. On peut leur vendre désormais n’importe quoi — ou n’importe qui. Et leur faire croire que FesseBouc est un lieu d’échanges et de liberté.
Pornfood generation
Dans l’avion au retour, les deux Asiatiques à côté de moi compulsaient avec frénésie les photos faites lors de leur séjour vénitien. Les deux-tiers des images enregistrées sur leur machine étaient des images de bouffe : on ne déguste plus ce qu’on mange, on le photographie pour l’envoyer aux copains. Ne croyez pas que ce soit par exotisme, ils avaient aussi photographié les sushis du Basaro (derrière Saint-Marc) et du Mirai (sur le Grand Canal). Mangé avec leur portable avant d’y mettre leurs baguettes.
Fusillez-moi ça. https://t.co/5yPBoLMjIO
— Eugénie Bastié (@EugenieBastie) 19 janvier 2019
Baisent-ils aussi avec leur portable à la main ? « Attends, j’ai un SMS… » De quoi vous la mettre en berne…
Mais peut-être photographient-ils ou…
>>> Lisez la suite de l’article sur le blog de Jean-Paul Brighelli <<<
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