Le doute s’est insinué au fil des élections présidentielles pour devenir aujourd’hui un sentiment assez partagé : « l’épreuve reine de notre vie politique », comme disent les commentateurs, ne fonctionne plus. Qui croit encore qu’elle donnera au pays un chef assez fort et déterminé pour prendre ses problèmes à bras-le-corps ? Il serait temps de se poser la question ! Voilà bien trente ans que la trop fameuse « course à l’Élysée » est devenue l’exact contraire de ce qu’avait voulu et institué De Gaulle : ayant perdu ses vertus initiales, elle ne montre plus que ses travers. Alors, si l’on s’avouait pour de bon la vérité : c’est le principe même du pouvoir présidentiel, donc de ce scrutin, qui est en cause.
Un seul être vous manque…
On sait comment le Général en est venu, en deux temps, à imposer cette solution. L’incurie de deux républiques l’avaient convaincu que seul un président tirant une légitimité directe du peuple lui donnerait, à l’abri des aléas parlementaires et des combinaisons de partis, la force et la liberté d’imposer, fût-ce contre les corps intermédiaires et l’opinion elle-même, les réformes dont le pays avait tant besoin après toutes ces années d’immobilisme. Inattaquable de la part des députés, en mesure d’en appeler directement au peuple par référendum, il pouvait prescrire les changements que réclamait l’intérêt général et que combattaient, puisqu’il en est toujours ainsi, les intérêts particuliers. Au-dessus des partis, selon l’expression si galvaudée, en tout cas n’ayant à leur égard souscrit aucune dette.
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La comparaison avec le présent est tout bonnement effrayante. Surveillé, critiqué, et bientôt ligoté par une famille politique remuante, lesté de tout le poids de promesses jetées à tout-va lors d’une campagne marquée par les surenchères et les contradictions, le président fraîchement élu n’est déjà plus en mesure d’imposer la moindre réforme. Heureusement pour lui, il a touché l’héritage gaulliste : le voici protégé par les institutions, désormais garantes de son inaction ; bientôt rejeté pour son inaptitude à répondre aux aspirations du pays, il se maintient en place par la seule force du « pouvoir présidentiel ». Les commentateurs s’exclament : heureusement que nous ne sommes plus sous la Quatrième car le malheureux, du fond de son impopularité, serait depuis longtemps balayé par un vote parlementaire ! Mais il met désormais à profit sa solide position institutionnelle pour ne rien faire, pour laisser intacts les problèmes du pays, et rester en place malgré l’impopularité que lui vaut cette inaction. Le régime présidentiel est devenu le rempart des mandats pour rien.
« Si le diable est dans le confessionnal… »
Comment les conditions d’exercice d’un pouvoir efficace sont-elles devenues celles du maintien d’un exécutif impuissant ? Avec, d’ailleurs, une aggravation au fil des présidences, l’« état de grâce » cher à Mitterrand se réduisant de deux ans pour lui à six mois pour son successeur et presque rien pour les deux suivants. Tout se passe comme si, ayant épuisé toutes ses forces dans la bataille homérique menant à l’Élysée, ayant passé deux, trois décennies à assiéger le pouvoir, à couper des têtes dans le camp adverse et le sien, le candidat élu ne disposait plus de la moindre énergie pour exercer la finalité de la fonction briguée avec tant de volonté, une politique digne de ce nom.
Pour achever de comparer l’incomparable, l’intention initiale du fondateur de la Cinquième République et ce qu’est devenue l’élection présidentielle, il faut évidemment évoquer le rôle des partis. Au moins depuis 1981, le candidat se doit de tenir son « appareil », au mieux d’en être le chef, au pire d’y représenter une tendance affermie. On dira qu’à l’occasion du présent scrutin les primaires ont fait mordre la poussière aux prétendants officiels. On objectera même que, jailli du néant à la tête d’un mouvement croupion, Emmanuel Macron fournit un spectaculaire contre-exemple. Mais, outre que la messe n’est pas dite, les partis encadrent bel et bien pour le reste cette présidentielle qu’on prétendait leur arracher.
Les primaires les ont même installés au cœur d’un processus officiel de sélection, qui de surcroît aggrave les contradictions du programme, écartelé entre une campagne initiale forcément musclée (il faut séduire la base du parti, toujours plus radicale) suivie d’une nécessaire ouverture (mettre de l’eau dans son vin pour élargir son assise). Et si les partis ne verrouillent plus tout le dispositif, on ne le doit qu’à la crise qui, les secouant tous, donne une chance à quelques francs-tireurs. Or la réforme de 1962 n’avait d’autre but que de tenir les appareils à distance. Sinon, expliquait De Gaulle, ce n’est plus la même élection : « On a fait des confessionnaux, c’est pour tâcher de repousser le diable ; mais si le diable est dans le confessionnal, alors ça change tout ! »
Un conflit, un second, un troisième…
Si l’on ne remarque pas toujours ce virage à 180 degrés, on s’aveugle surtout sur les vices du scrutin présidentiel. En premier lieu celui-ci : quand l’efficacité politique, et d’abord le simple bon sens, commandent de disposer d’un pouvoir homogène, avec à sa tête un chef, la France se plaît à en compter deux. Que n’a-t-on écrit pourtant sur les bisbilles (le mot est souvent faible) entre les deux copilotes de l’exécutif, le président et son Premier ministre ? Pompidou-Chaban, Giscard-Chirac, Mitterrand-Rocard, Sarkozy-Fillon, pour ne citer que les conflits les plus avérés, illustrent des périodes où l’opacité des décisions et l’incertitude sur les choix ont été les meilleurs garants de l’inertie. Sans parler, naturellement, des périodes de cohabitation où l’affaire tourne à la farce. Se souvient-on du débat Mitterrand-Chirac de l’entre-deux-tours de 1988, cette bataille de chiffonniers sur des sujets il est vrai aussi anodins que la lutte contre le terrorisme ?
En France, le président élu nomme un chef de Gouvernement avec pour première mission de devenir, s’il le peut, le chef d’une majorité qui l’a rarement choisi. Et comme deux chefs se partagent l’exécutif, il n’est jamais interdit à un ministre perdant un arbitrage de contourner Matignon pour, si de bonnes relations le lui permettent, aller se plaindre à l’Élysée. L’on peut compter sur les entourages respectifs pour envenimer le débat, surtout si le Premier ministre (mais n’est-ce pas toujours le cas ?) ronge son frein sur l’avant-dernière marche du pouvoir en rêvant de franchir la dernière. Opacité, incertitude sur les responsabilités, sur les choix, et plus souvent sur les non-choix.
Ce conflit en appelle souvent un second, entre le faux leader de la majorité parlementaire et le vrai, le président du groupe le plus nombreux, impatient porte-parole de députés qui eux-mêmes répercutent les colères de leurs électeurs. Voire un troisième, avec le chef du parti, lorsqu’il est assez puissant pour faire valoir sa légitimité. On n’a pas oublié la lutte épique entre Laurent Fabius et Lionel Jospin qui prit naissance pendant que le premier siégeait à Matignon et le second à la tête du PS.
Une machine à diviser
De cet exécutif bicéphale découle aussi notre invraisemblable calendrier électoral. Après les deux tours de la présidentielle – ou doit-on désormais en compter quatre, avec les primaires ? -, il faut revoter aux législatives, en priant pour qu’un électorat versatile ne se déjuge pas dans l’intervalle, ce qui finira bien par arriver un jour. À comparer avec un régime parlementaire traditionnel, qui voit la majorité législative porter aussitôt son chef à la tête du Gouvernement. Au Royaume-Uni, un tour de scrutin au lieu de six. Pauvres Britanniques, qui se contentent de si peu !
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Machine à ne rien faire, à soutenir un exécutif pléthorique tirant à hue et à dia entre « proches » de celui-ci et « fidèles » de celui-là, notre constitution est aussi devenue, et là encore aux antipodes de ce que voulait De Gaulle, une machine à diviser les Français. Inutile d’épiloguer sur les ravages d’un second tour poussant (sauf en 1969 et 2002, et encore…) à l’affrontement de deux armées en campagne, se soldant en général par une pauvre victoire acquise dans les parages du 50-50. Au moment où le déclin des idéologies, l’acuité des défis économiques et technologiques, enfin la gravité des menaces pesant sur notre civilisation devraient nous inciter à rechercher des consensus, nos institutions et modes de scrutin nous poussent à entretenir une forme de guerre civile. Ce n’est pas un hasard si au cours de la décennie écoulée 19 des 28 pays membres de l’Union européenne, et non des moindres (Allemagne, bien sûr, mais aussi Italie, Belgique, Danemark, Finlande, etc.), ont été plus ou moins durablement dirigés par des gouvernements de coalition unissant, au-delà des nécessités arithmétiques, des partis opposés. Solution impossible à imaginer en France dans la foulée d’une « course à l’Élysée » qui laisse trop de plaies vives, ou réduite à de pathétiques débauchages individuels.
Ce qui change tout : la discipline de vote
Alors, instituer un vrai régime présidentiel, comme le prônent certains – surtout ceux qui n’en connaissent ni les rouages ni les limites ? Pourquoi ne pas plutôt revenir à un bon vieux système parlementaire dans lequel, en toute transparence, le parti ou l’alliance vainqueur aux législatives confie l’exécutif à son leader, devenu chef du gouvernement ? Et revenir à un président exerçant un magistère moral sans empiéter sur les choix politiques au quotidien. Un président qui en bonne logique ne serait plus élu au suffrage universel direct, quoique le cas existe dans plusieurs pays comme l’Autriche ou le Portugal.
On entend déjà les cris d’orfraie : revenir à la Quatrième, horreur ! Mais ce régime, et le précédent, ne connaissaient pas la discipline de vote, désormais entrée dans les mœurs, et voilà qui change tout. On aurait tort d’objecter le cas des « frondeurs » socialistes, car il témoigne précisément des inconvénients de la dyarchie propre à la Cinquième, qui permet au chef de l’État, à ses risques et périls, de changer de Premier ministre et de négocier un virage politique sans changer de majorité parlementaire. Accessoirement, il prouve aussi que les députés finissent toujours par se souvenir jusqu’où il ne faut pas aller. À cet égard, l’arme absolue de la dissolution serait à conserver entre les mains d’un président arbitre – vraiment arbitre.
Sinon la caricature de système politique qu’étaient la Troisième et la Quatrième, en tout cas un régime parlementaire moderne, solide, homogène, transparent, obtiendrait à coup sûr davantage de résultats, devant une montagne de réformes à entreprendre, qu’une Cinquième dont les incarnations successives n’ont survécu qu’en vendant sous ce nom, à une opinion de moins en moins dupe, les petits ajustements à court terme dont elles étaient à peine capables. L’efficacité dans l’action passe par une exigence : tout le pouvoir au Premier ministre !
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