La « zone humide » du Testet, destinée à être recouverte par la retenue de Sivens et devenue « Zone à Défendre » (ZAD), s’est transformée en véritable camp retranché.
Depuis que la ministre de l’Ecologie, du Développement Durable et de l’Energie Ségolène Royal a annoncé vendredi 16 janvier 2015 l’abandon du projet initial, la région est en passe de redevenir une zone à risque tant la lutte redouble de violence. La semaine dernière, les agriculteurs favorables au projet de barrage ont organisé un véritable blocus de la ZAD, se déployant sous l’œil des forces de l’ordre devant les principales zones d’accès pour obtenir le départ de ses locataires. En réponse, un groupe de militants pro-zadistes a fait irruption dans les locaux de la maison des agriculteurs à Albi le 3 mars, aux alentours de 14 heures pour exiger l’arrêt du blocus.
La tension monte entre les deux camps qui se définissent l’un et l’autre de manière peu subtile : « miliciens » et « fascistes » pro-barrage pour les zadistes et « peulus », « poilus », « chevelus » – zadistes pour leurs adversaires favorables au projet de retenue d’eau. Les insultes ne sont pas seules à être échangées et les coups volent également au cours des quelques échauffourées autour de la zone de Sivens. Gendarmerie et police auront sans doute particulièrement à l’œil les manifestations des anti-barrage prévus à Gaillac le 4 mars et à Albi le 6 mars, au moment même où les Conseillers généraux du Tarn débattront à nouveau de l’avenir du projet de barrage à Sivens, et deux semaines à peine après les nouveaux débordements de la manifestation du 21 février à Toulouse.
La tension extrême reflète aussi la détresse d’un monde rural en pleine déprise, où les agriculteurs se voient comme une catégorie menacée d’extinction et où les jeunes, sont de plus en plus massivement confrontés au chômage. Dans ce contexte très difficile, c’est le fonctionnement même de la démocratie locale qui est mis en cause. Les pro-barrage se sentent trahis, après avoir défendu bec et ongles une décision prise, selon leurs propres dires, de façon tout à fait démocratique.
L’annonce de Ségolène Royal a été interprétée comme une reculade en faveur des écologistes, des zadistes et des « casseurs ». De leur côté, pro-barrage et zadistes dénoncent la virulence des pro-barrages et des agriculteurs notamment liés à la FNSEA, la complaisance des forces de l’ordre vis-à-vis de ces violences et, surtout, le fantastique gâchis représenté par le projet de Sivens.
Si les partisans de la construction de la retenue de Sivens font valoir le caractère banal de la fameuse zone humide du Testet, qui n’existe d’ailleurs plus aujourd’hui dans les faits, une grande partie ayant été rasée, les membres du Collectif de Sauvegarde de la zone humide du Testet dénoncent l’inutilité du projet. La société chargée de l’enquête d’utilité publique ainsi que des travaux en aurait sciemment exagéré la portée du barrage de 8 millions d’euros qui ne répondrait pas aux besoins réels des agriculteurs de la région.
Quelle que soit l’issue de l’affaire, les politiques locaux sont incontestablement les grands perdants de la longue affaire Sivens. Délégitimés par les associations qui critiquent leur népotisme et fustigent leurs hésitations, les élus locaux apparaissent de plus en plus comme les principaux responsables du gâchis dans une région exposée aux tensions foncières et aux difficultés économiques. La mort de Rémi Fraisse et les déclarations maladroites du président du conseil général du Tarn Thierry Carcenac (« « Mourir pour des idées, c’est une chose, mais c’est quand même relativement stupide et bête ») ont sans doute achevé de faire perdre leur dernier crédit aux politiques en place, même auprès des habitants qui n’ont pas été partie prenante dans l’affaire mais s’estime aujourd’hui plus qu’irrités par la gestion de l’affaire, les cafouillages policiers et les valses hésitations de l’Etat.
Il ne manquait que la très mauvaise presse, au niveau national, du gouvernement socialiste pour faire des prochaines élections départementales un cauchemar en perspective pour les nombreux élus de gauche qui siègent actuellement dans la chambre départementale. Ainsi, dans les quatorze circonscriptions cantonales du Tarn-et-Garonne, ce sont dix-neuf binômes de candidats « Divers Gauche » et « Rassemblement de Gauche » qui se présenteront aux élections, ainsi que quinze tandems Front de Gauche et quatorze Front national. Du côté des candidats estampillés socialistes, on se fait plutôt discret : seuls sept binômes de candidats socialistes seront alignés (le même nombre d’ailleurs que de candidats divers droite et un peu plus que les Verts qui alignent cinq binômes). Certains observateurs de la vie politique locale rapportent que nombre de candidats anciennement étiquetés socialistes préfèrent se présenter sous le sigle « Divers Gauche » pour éviter une trop mauvaise publicité. Les retombées de l’affaire Sivens sur les prochaines élections laissent donc craindre que le naufrage du projet de barrage fasse dangereusement tanguer le navire socialiste, jusque-là solidement arrimé aux collectivités locales et départementales. Pour nombre d’élus tarnais, l’aventure des départementales pourrait bien ressembler au drolatique naufrage électoral imaginé par Octave Mirbeau dans Le Jardin des Supplices. Incité par un « ami ministre » à se lancer dans une carrière politique en défendant un programme basé sur le développement et la modernisation de la culture de la betterave, l’élu en herbe se voit mis au courant en quelques mots de la manière dont il convient qu’une campagne soit menée dans ses terres rurales : « Tu es un candidat purement agricole… mieux que cela, exclusivement betteravier…Ne l’oublie point… Quoi qu’il puisse arriver au cours de la lutte, maintiens-toi, inébranlable, sur cette plate-forme excellente…Connais-tu un peu la betterave?…
— Ma foi! non, répondis-je… Je sais seulement, comme tout le monde, qu’on en tire du sucre… et de l’alcool.
— Bravo! Cela suffit, applaudit le ministre avec une rassurante et cordiale autorité… Marche carrément sur cette donnée…Promets des rendements fabuleux… des engrais chimiques extraordinaires et gratuits… des chemins de fer, des canaux, des routes pour la circulation de cet intéressant et patriotique légume. »
Entre projet avorté, deniers publics gaspillés et malaise du monde rural, les élus socialistes d’un département durement éprouvé seraient donc tentés de se dissimuler derrière une étiquette « Divers Gauche » qui rappelle Flaubert, Mirbeau, les comices agricoles et le défunt Parti Radical. Pas sûr que cela soit un choix très heureux face à un Front national en mesure d’opérer une percée dans la région, comme dans de nombreuses autres.
Dans Le Jardin des Délices, cela ne se passe pas non plus très bien pour le député betteravier dont la fière bannière progressiste est mise en charpie par un adversaire, tribun éloquent et cynique, dont le discours offensif piétine les généreuses envolées de son concurrent : « Je faillis même, un soir, dans une réunion publique, être assommé par des électeurs furieux de ce que, en présence des scandaleuses déclarations de mon adversaire, j’eusse revendiqué, avec la suprématie des betteraves, le droit à la vertu, à la morale, à la probité, et proclamé la nécessité de nettoyer la République des ordures individuelles qui la déshonoraient. » Les prochaines élections départementales seront-elles aussi un jardin des supplices pour les candidats « Divers Gauche » surnageant dans les eaux troubles du barrage de Sivens ?
*Photo : FRED SCHEIBER/SIPA. 00706828_000032.
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